« L’énergie est au fondement de tout, c’est un thème magnifique par sa polysémie »

Rencontre avec Laurence Grimaud et Charles-François Mathis, responsables scientifiques de la 6e édition la Nuit des sciences et des lettres de l'ENS

Créé le
2 septembre 2024
À l’occasion de la Nuit de l’énergie de l’ENS-PSL, qui se tiendra le 20 septembre 2024, nous avons interrogé les deux responsables scientifiques de cet événement phare de la rentrée de l’École : Charles-François Mathis, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Laurence Grimaud, directrice de recherches CNRS et directrice-adjointe du département de Chimie de l’ENS.
Charles-François Mathis et Laurence Grimaud
Charles-François Mathis et Laurence Grimaud

Vous êtes les responsables scientifiques de la Nuit de l’énergie qui se déroulera le 20 septembre 2024 à l’ENS, pouvez-vous nous dire ce que cette nuit souhaite proposer ?

Laurence Grimaud : La Nuit vise à aborder l'énergie sous une multitude de perspectives, en mettant en avant les recherches menées à l'école, tout en invitant des personnalités inspirantes liées à cette thématique. Les présentations mettront en lumière l'énergie à travers les différentes époques, des « paléoénergies » aux systèmes énergétiques de demain, incluant une approche philosophique du concept d’Energeia.

L'énergie, intrinsèquement liée aux sciences dures, sera illustrée par des conférences sur des sujets variés tels que l'énergie dans le sport, l'énergie des vagues ou encore l'énergie de l'Univers. Des expériences de physique et de chimie viendront également enrichir ces présentations. Au cœur des enjeux socio-économiques et géo-politiques actuels, l'énergie sera discutée lors de différentes tables rondes qui viendront alimenter la réflexion sur des transitions possibles. De plus, les problématiques environnementales liées à l'énergie seront abordées à travers une exposition sur les énergies légères mais aussi avec l'intervention de Valérie Masson-Delmotte et Laurence Tubiana pour ouvrir cette Nuit. Enfin, l'énergie dans les arts sera mise en avant à travers des concerts, des lectures et des projections.

Pour finir, nous espérons que l'énergie du collectif assurera la réussite de cette 6e édition : toute l’École est mobilisée, y compris les étudiants qui mèneront certaines expériences, accompagneront et présenteront nos intervenants, ou exposeront leurs travaux. Nous souhaitons aussi investir tous les espaces possibles au 45 : il y aura une performance dans la cour aux Ernest, des expositions dans les bibliothèques, des activités dans la cour du NIR, des entretiens par des journalistes de France Culture sous la verrière du Pot, une grande scène dans la cour Pasteur etc.

Comment le sujet de cette thématique s’inscrit-il dans les grands enjeux contemporains ? Quelle est la place de l’énergie aujourd’hui dans la recherche scientifique ?

Charles-François Mathis : Il me semble que la question de l’énergie est aujourd’hui centrale dans nos sociétés contemporaines. Elle est souvent invisible, du fait de nos modes de vie : presser un bouton pour allumer une lumière, ou même remplir un réservoir d’essence, sont des actes qui se font sans prêter attention aux modes de production de ces ressources énergétiques. Il faut en général une crise, ou un événement perturbant, pour que la réalité, ou plutôt la matérialité, de nos systèmes énergétiques et de notre dépendance se révèle. C’est le cas bien entendu avec le réchauffement climatique, qui rappelle cruellement sur quoi repose notre quotidien et quelles sont les conséquences de nos choix énergétiques. La guerre en Ukraine n’a fait qu’accentuer encore cette prise de conscience. Ces événements, et d’autres, jouent le rôle de révélateurs : on n’ignorait pas avant, bien entendu, que l’électricité doit être produite, que le pétrole est importé en France, que tout cela produit des gaz à effet de serre ; simplement, pour la majorité de la population, tout cela est occulté par le quotidien, jusqu’à ce que nos habitudes soient perturbées par des événements imprévus et que la portée de nos actes soit perceptible.

C’est cela que mettent en avant les sciences humaines qui se saisissent des enjeux énergétiques : en sociologie, en géographie, en histoire aussi, on interroge les choix qui ont été faits, leurs impacts sur les organisations sociales, territoriales, paysagères, leurs conséquences culturelles également.

Laurence Grimaud : Du côté sciences dures, les enjeux sont colossaux et nombre de chercheurs à l’ENS travaillent au développement de méthodes pour améliorer les dispositifs de production et les rendre plus durables, en optimisant les rendements liés aux énergies renouvelables. Parmi les enjeux réels de ces derniers, les problématiques de stockage de l’énergie, de recyclage et de sécurité des dispositifs sont de tout premier plan. Toutes ces problématiques doivent être considérées à de multiples points de vue et à toutes les échelles du microscopique à la mise en œuvre, l’effort doit donc être collectif et impliquer de nombreuses disciplines.

Aujourd’hui quelles seraient selon vous les deux principales et cruciales questions à se poser sur le thème de l’énergie ?

Charles-François Mathis : Probablement celles de la transition et de la répartition. La première renvoie au type d’énergie que nous utilisons, à ses effets sur les équilibres planétaires et à la possibilité d’aboutir à une organisation économique et sociale qui ne détruise pas le monde. C’est une question difficile et vivement débattue : des travaux importants contestent même la validité du concept de transition ! Si tant est qu’elle puisse se faire, les modalités de sa mise en œuvre restent encore floues et suscitent des crispations sociales fortes, comme on l’a vu avec le mouvement des Gilets Jaunes ou, plus récemment encore, la révolte des agriculteurs à travers toute l’UE, qui a abouti à détricoter le Pacte Vert. Sans parler évidemment des tensions internationales, notamment entre les pays anciennement industrialisés et les autres.

D’où je crois le deuxième enjeu, celui de la répartition : il y a assez d’énergie sur terre pour tous, et nous avons sans doute les moyens d’en produire suffisamment qui soit propre pour assurer une vie décente à chacun. Le problème est celui des inégalités, entre pays (la consommation moyenne annuelle d’énergie d’un habitant des États-Unis en 2015 est de 282 GigaJoules, tandis qu’elle est de 2 pour un Soudanais du sud…) et au sein des États. L’une des impasses actuelles est là : comment mieux distribuer une énergie dont on doit diminuer la production pour la rendre moins nocive ? Cela met en jeu de tels changements de nos modes de vie et de nos organisations sociales… Et parvenir à une entente internationale est un défi quasiment impossible à relever.

Vous êtes issus de deux disciplines différentes (Chimie et Histoire), en quoi la pluridisciplinarité est-elle une force pour appréhender cette thématique et notamment la transition énergétique ?

Laurence Grimaud : La pluridisciplinarité permet d'aborder la problématique de l'énergie sous différents angles, intégrant les sciences dures, les sciences humaines et sociales, et même les arts. Cette approche est essentielle pour comprendre les multiples dimensions et implications de la transition énergétique. C’est en réunissant des experts de différentes disciplines que pourront émerger des solutions innovantes techniquement viables, économiquement rentables, socialement acceptables et respectueuses de l’environnement. Cette synergie pourra permettre de concevoir des solutions optimisées pour répondre simultanément à ces exigences multiples tout en sensibilisant le public le plus large possible pour faire adhérer la société à une transition vraiment efficace.

Charles-François Mathis :  C’est exactement cela : les enjeux sont d’une telle ampleur qu'on ne peut envisager une solution univoque. Imaginer que l’issue est uniquement technique, par exemple, me semble un aveuglement dangereux. C’est pourquoi l’éclairage de toutes les disciplines me paraît indispensable – et je regrette que nos décideurs négligent trop souvent les apports des sciences humaines dans leurs réflexions sur la transition et les politiques qu’ils mettent en œuvre…

Les rencontres proposées souhaitent accueillir le plus large public. En quoi la réflexion sur l’énergie vous semble-t-elle propice à sortir du cadre académique pour concerner le plus grand nombre ?

Charles-François Mathis :  Tout simplement parce que l’énergie est au fondement de tout ! Elle permet d’aborder chaque aspect de nos vies et de ce qui nous entoure à différentes échelles : le métabolisme humain, la photosynthèse, les mouvements des vagues et de la terre, l’organisation de nos sociétés, les enjeux géopolitiques, l’avenir de la planète, l’expansion de l’univers : c’est un thème magnifique par sa polysémie, et qui permet donc à chacun de se l’approprier en le mettant en regard de ses propres expériences quotidiennes et de ses propres interrogations sur le monde.

Laurence Grimaud : Charles-François a raison, l'énergie est indispensable à nos activités quotidiennes, que ce soit pour cuisiner, se chauffer, s'éclairer ou se déplacer. En sortant du cadre académique, on peut sensibiliser et informer les individus sur les choix énergétiques qui impactent directement leur vie et leur bien-être. Cette diffusion la plus large possible est la base d’une participation citoyenne active pour soutenir des politiques énergétiques justes et des pratiques durables.

En tant que scientifiques, pourquoi est-ce important de participer à cette Nuit et également que le grand public vienne y assister ?

Charles-François Mathis :  Nous avons en effet pensé le programme pour qu’il soit accessible au public le plus large, afin de transmettre au mieux les recherches menées à l’ENS ou ailleurs. Je ne crois pas à une science qui serait l’affaire uniquement de spécialistes : nous avons une mission de transmission, qui me paraît essentielle, particulièrement aujourd’hui où les réseaux sociaux et certains médias transmettent de fausses informations ou déforment la réalité. Je suis effaré par exemple du nombre de personnes qui contestent encore l’origine anthropique du réchauffement climatique. Dans ce cadre, les chercheurs ont mission d’éclairer le débat public, de faire connaître leurs recherches, leurs résultats, leurs questionnements. J’espère que cette Nuit pourra y contribuer à sa mesure, autour de ce thème dont on a vu qu’il est central dans les enjeux contemporains et qui concerne tous les aspects de la vie.

Laurence Grimaud : Je suis tout à fait d’accord avec Charles-François, c’est en intégrant des discussions sur l'énergie dans des formats éducatifs et culturels, que l’on peut sensibiliser un large public à l'importance de la transition énergétique et aux actions à mettre en oeuvre individuellement et collectivement.

À propos de Laurence Grimaud


Après des études au département de chimie de l’ENS, Laurence Grimaud a soutenu une thèse sur la synthèse d’une molécule naturelle. « À cette époque, je ne concevais la chimie que pour fabriquer des objets plus ou moins complexes. Je me suis rapidement rendue compte que la beauté de la chimie ne résidait pas forcément dans le fait d’obtenir des molécules compliquées mais plutôt dans les moyens d’y arriver en développant de nouvelles synthèses plus rapides, plus élégantes et moins impactantes pour l’environnement. » Elle s’est ainsi intéressée au développement de nouvelles réactions multicomposantes, désireuse de réfléchir « à ce qui se passe à l’échelle des molécules lorsqu’elles réagissent entre elles, comment les échanges d’énergie et d’atomes aboutissent finalement aux produits. Cette approche permet d’imaginer d’autres devenirs et donc de mettre au point de nouvelles réactions. » Pour satisfaire cette curiosité, Laurence Grimaud s’est tournée vers l’étude des mécanismes de réactions : « dans ce domaine, il faut être curieux et ouvert sur les différentes méthodes d’analyse à la disposition du chimiste et le dialogue avec les chimistes théoriciens est fondamental pour valider ou invalider un chemin réactionnel. Observer deux molécules qui réagissent est impossible alors on ne peut que proposer un mécanisme et évaluer si l’énergie requise pour passer d’un état à un autre par ce chemin est accessible dans les conditions proposées. Pour le chimiste, tout est question d’énergie et de barrière énergétique ! »  

 

À propos de Charles-François Mathis

 

Après des études à l’ENS Cachan, l'Université d'Oxford et Sciences Po, Charles-François Mathis a soutenu une thèse sur l’idéologie et l’action des premiers mouvements de protection de la nature en Angleterre au XIXe siècle : « j'ai ainsi privilégié d’emblée un terrain, le Royaume-Uni, une période, le XIXe siècle, et une approche, l’histoire environnementale.»  L'historien a participé à l’institutionnalisation et à la visibilité de cette approche historique, notamment au travers du Réseau Universitaire de Chercheurs en Histoire Environnementale (Ruche) qu’il a présidé, et en dirigeant la collection « L’environnement a une histoire » chez Champ Vallon, qui fait aujourd’hui référence dans ce domaine.

Par la suite, il a élargi ses objets de recherche, géographiquement en travaillant sur la France et l’Europe, thématiquement, en s’interrogeant sur la place de la nature en ville par exemple (La Ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain, France, XVIIe – XXIe siècles), 2017, coécrit avec Emilie-Anne Pépy).  Il aborde ainsi le XIXe siècle sous le prisme des rapports changeants des sociétés occidentales à leur environnement, en interrogeant les représentations, les pratiques sociales et les politiques publiques – notamment autour de son dernier chantier, l’histoire de l’énergie, et particulièrement des usages quotidiens du charbon en Angleterre, des années 1830 à la veille de la Seconde Guerre mondiale (La civilisation du charbon, éditions Vendémiaire 2021).