« À l’ENS, j’ai pu entrer dans un monde qui me fascinait »
Promotion 2005 - Lettres
Collection « Trajectoires normaliennes ». Rencontre avec Julia Cagé, enseignante-chercheuse et économiste française passée par l’ENS en 2005. L’occasion pour elle d’évoquer ses souvenirs de l’École et sa vie actuelle, entre recherche en sciences sociales et engagement politique.
Pour vous, l'École normale était-elle la suite logique après une classe préparatoire, ou aviez-vous envisagé d'autres possibilités d'orientation ?
Julia Cagé : C'était la suite rêvée mais aucunement "logique", étant donné que la probabilité d'intégrer était extrêmement faible. J'ai été en classe préparatoire B/L dans un cadre intellectuellement et humainement exceptionnel, le lycée Thiers de Marseille, mais peu d'étudiants réussissaient chaque année le concours. Je ne connaissais même pas l'existence de l'École normale avant d'entrer en prépa ! J'avais donc bien sûr envisagé d'autres possibilités d'orientation, en particulier Sciences Po Paris mais également l'université.
Qu’est-ce qui vous a poussée à étudier l’économie ?
Julia Cagé : Un concours de circonstances et beaucoup de chance ! Je me suis inscrite dans un premier temps en lettres et en philosophie à mon arrivée à l'ENS ; j'étais fascinée par la figure de l'intellectuel engagé à l'image de Jean-Paul Sartre. Je rêvais de lui ressembler ! Et puis j'ai été rattrapée par la réalité du parcours universitaire dans ces disciplines, les enseignements qu'il fallait suivre, qui ne correspondaient pas à mes envies. J'ai croisé la route de Daniel Cohen qui m'a convaincue de faire le choix de l'économie, ce que je ne regrette pas ! Même si fondamentalement je me vois davantage comme une chercheuse en "sciences sociales" que comme une chercheuse en "économie". Ma bibliothèque est remplie de livres de science politique, de sociologie et d'histoire, qui enrichissent beaucoup mes recherches !
D’où vous vient votre engagement politique ? Comment s’allie-t-il à votre recherche ?
Julia Cagé : J'ai toujours voulu m'engager dans le débat public et essayer de faire en sorte que mes recherches puissent être utiles dans ce débat. Quand j'ai écrit mon premier livre, Sauver les médias, l'objectif - après avoir étudié tout au long de ma thèse l'évolution de ce secteur - était de faire des propositions concrètes pour mieux garantir l'indépendance des journalistes. Ces propositions se nourrissent de mes travaux de recherche, de même que par la suite mes recherches sur le financement de la démocratie.
Et puis, il peut également m'arriver parfois de m'engager plus directement dans des campagnes électorales, quand j'en ressens la nécessité. Mais je le fais alors davantage comme simple citoyenne qu'avec ma casquette d'enseignant-chercheur.
Quel souvenir gardez-vous de la vie étudiante à l'ENS ?
Julia Cagé : C'était extraordinaire. Pour moi ça a été un changement de vie complet, la découverte de Paris, de la vie étudiante. Même les thurnes m'ont laissé un très bon souvenir ! Et puis à l'époque je faisais beaucoup de musique et c'était formidable de pouvoir avoir librement accès à des pianos à queue, peu importe l'heure ou le jour. C'était une vie de liberté, mais qui me permettait d'apprendre chaque jour des choses nouvelles, de faire des rencontres. Ça m'a ouvert une multitude de possibilités ; j'ai même été prête-plume ! Je pense que j'ai appris la rigueur intellectuelle en classe préparatoire, et l'ENS m'a permis de l'utiliser ensuite pour m'épanouir au mieux. J'étais également captivée par la bibliothèque de la rue d'Ulm qui était toujours ouverte et où je pouvais passer des heures. Tout était à portée de main. Des intellectuels que j'admirais depuis longtemps venaient en conférence ou étaient même mes enseignants, et le plus souvent sans la moindre distance. J'ai pu entrer dans un monde qui me fascinait.
Que retenez-vous de vos années à l'ENS ?
Julia Cagé : J'y ai beaucoup appris. C'est là que j'ai découvert ce qu'était le métier de chercheur et je n'ai plus jamais voulu faire autre chose ! Et puis sans l'ENS, je pense que je n'aurais pas pu ensuite partir faire mon doctorat aux États-Unis. Ça a été une opportunité exceptionnelle.
Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche souhaite œuvrer pour une école plus inclusive. Selon vous, comment démocratiser l'accès à l’ENS ?
Julia Cagé : Il faut pour commencer selon moi démocratiser l'accès aux classes préparatoires. On dépense aujourd'hui en France beaucoup plus pour un étudiant en classe prépa que pour un étudiant à l'université, alors même qu'en moyenne ces étudiants viennent de milieux plus favorisés. Cette dualité du système français est véritablement problématique du point de vue de l'égalité des chances, et je pense qu'il faut trouver un moyen d'y mettre fin tout en gardant à la fois toute la richesse des classes préparatoires et ce que nous apportent les grandes écoles. Et plus généralement, cela fait maintenant plus de 10 ans que le budget de l'enseignement supérieur et de la recherche, rapporté au nombre d'étudiants, baisse en France. C'est véritablement problématique. Si l'on veut préparer l'avenir, il faut investir bien davantage dans notre jeunesse.
Que diriez-vous pour inciter la jeune génération à intégrer Normale Sup ?
Julia Cagé : Qu'il faut y croire ! Et que cela en vaut vraiment la peine.
Biographie
Née à Metz en 1984, Julia Cagé est une enseignante-chercheuse et économiste française. Après trois ans de classe préparatoire B/L au lycée Thiers de Marseille, elle intègre l’École normale supérieure de Paris en 2005. Elle obtient l’année suivante une licence en économétrie, puis un master « Analyse et politique économiques » à l’École d’économie de Paris en 2008. Elle soutient sa thèse de doctorat en analyse et politique économiques à l’EHESS en 2013. Intitulée Essays in the Political Economy of Information and Taxation, sa thèse a été dirigée par l’économiste Daniel Cohen. En 2014, elle soutient sa deuxième thèse de doctorat à l’Université Harvard, sous le titre suivant : Essays on the Political Economy of Information, dirigée par Alberto Alesina, Nathan Nunn et Andrei Shleifer.
Maîtresse de conférences en économie à Sciences-Po Paris à partir de juillet 2014, elle y est professeure d’économie depuis 2021. Elle est chercheuse associée au Centre for Economic Policy Research, ainsi qu’au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP). Elle a été co-directrice du LIEPP jusqu’en décembre 2023. En 2019, elle est nommée au prix du meilleur jeune économiste de France (Le Cercle des économistes – Le Monde) dont elle sera lauréate en 2023. Elle a été membre du conseil d’administration de l’Agence France-Presse de 2015 à 2022. Elle a aussi été membre de la Commission économique de la nation. Elle a été chroniqueuse à Alternatives économiques et à France Culture, ainsi qu’à l’émission Le Monde d’après sur France 3. En janvier 2020, elle a été nommée présidente de la Société des lecteurs du Monde.
En parallèle, Julia Cagé s’est également engagée en politique : elle a notamment été responsable du pôle économie de la campagne de Benoît Hamon en 2017. Dans le cadre des élections législatives de juin 2022, elle a co-signé une tribune soutenant le programme économique de la NUPES.
Julia Cagé a également publié plusieurs ouvrages : Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 avec Thomas Piketty, aux éditions du Seuil en 2023 ; L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias avec Benoît Huet au Seuil en 2021 ; Libres et égaux en voix chez Fayard en 2020 ; Le prix de la démocratie chez Fayard en 2018 ; Sauver les médias au Seuil en 2015 et L’information à tout prix avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud aux Éditions de l’INA, Collection Médias et Humanités en 2017.