« L’esprit Pasteur », d’hier à aujourd’hui
Entretien croisé à l’occasion de l’édition 2023 de la conférence Olivier Legrain, “sciences et société”, consacrée à Louis Pasteur
Les 19 et 20 janvier 2023 se tiendra à l’ENS la prochaine édition de la conférence Olivier Legrain, sciences et société. Événement de clôture du bicentenaire de l’année Pasteur, cette conférence réunira un panel exceptionnel de chercheurs, chercheuses et spécialistes, autour de l'influence majeure des travaux et de la pensée de ce formidable savant, sur les développements modernes des recherches en chimie et biologie.
En guise de préambule, Anne Boutin, directrice du département de chimie jusqu’en 2021, et Pierre Paoletti, directeur de l’Institut de biologie (IBENS) et directeur du département de biologie de l’École, co-organisateurs de l’événement avec l’aide d’Alice Lebreton et Damien Laage, partagent leur vision de « l’esprit Pasteur » et de l’héritage scientifique du chercheur dans leurs disciplines respectives.
La carrière de Pasteur est marquée par les croisements : croisements des disciplines, mais aussi porosités entre science fondamentale et industrie. Son héritage scientifique est énorme. Quelle empreinte particulière a-t-il laissée à l’ENS ?
Pierre Paoletti : Le souvenir de la carrière de Louis Pasteur à l’ENS est souvent relégué à l’administrateur austère qu’il fut, de 1857 à 1867, comme directeur des études scientifiques. L’empreinte de ses passages à l’École est pourtant loin de se résumer à ses vues strictes, voire rigides sur la discipline intérieure. Il entreprit de réformer en profondeur l’organisation des études scientifiques en intégrant la recherche à la formation supérieure. Ces réformes des cursus, incluant enseignements en histoire des sciences et formation à la démarche expérimentale, s’accompagnèrent d’une modernisation des laboratoires de recherche ainsi que de la fondation d’une revue scientifique, les Annales scientifiques de l’École normale supérieure — devenues depuis une revue scientifique internationale spécialisée en mathématiques.
Il créa le laboratoire de chimie physiologique de l’ENS, dont les locaux donnant sur la rue d’Ulm existent toujours, et où il poursuivit ses travaux jusqu’à la fondation de l’Institut Pasteur en 1887. C’est entre autres là, à l’ENS, qu’avec ses collaborateurs, notamment médecins, il développa le vaccin contre la rage, dont le succès fut probablement le plus médiatique de sa carrière. Les activités de recherche des départements de chimie et de biologie occupent désormais des espaces bien plus vastes et adaptés dans d’autres bâtiments, mais le principe d’une formation supérieure « à la recherche et par la recherche » demeure une composante phare de l’organisation des études normaliennes et une clé de leur succès.
Anne Boutin : « La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés. » Cette citation de Louis Pasteur est devenue une sorte de devise au département de chimie et est rappelée chaque année à nos étudiantes et étudiants. Le département conserve de précieux échantillons historiques datant de Louis Pasteur, comme les premiers cristaux racémiques et les ballons qu’il utilisait lors de ses expériences sur les générations dites spontanées… Ces échantillons sont exposés dans l’espace de convivialité, aujourd’hui appelé « espace racémique », et ont inspiré plusieurs générations de chercheuses et chercheurs. Une inspiration qui se retrouve jusque dans l’acronyme d’une des Unités Mixtes de Recherche du département chimie : Processus d'Activation Sélectif par Transfert Électronique Unimoléculaire ou Radiatif ( P.A.S.T.E.U.R UMR 8640 ). Les départements de biologie et chimie de l’ENS-PSL partagent l’interprétation large de Louis Pasteur, chimiste de formation, d’une science ouverte à la multidisciplinarité, notamment de l’importance de l’interface chimie-biologie dans la compréhension du vivant.
Pasteur a été l’un des premiers à établir des relations fructueuses entre la recherche et l'industrie. Où en sont ces relations aujourd’hui ?
Pierre Paoletti : Ces relations sont inégales, développées dans certaines disciplines, moins dans d’autres. Certaines raisons ont amené les scientifiques du monde académique contemporain à s’impliquer plus faiblement que leurs prédécesseurs du XIXe siècle dans la valorisation et la recherche dite «translationnelle». Toutefois, cette situation évolue rapidement, et les frontières entre recherche fondamentale et recherche appliquée ont tendance à s’estomper. Les grands enjeux sociétaux actuels comme le changement climatique, la perte de biodiversité ou l’émergence de nouvelles maladies conduisent à une prise de conscience globale de l’importance de valoriser ses recherches pour inventer de nouvelles solutions à ces grands défis.
Anne Boutin : Il est intéressant de noter que Louis Pasteur lui-même ne faisait pas la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée, il parlait de bonnes ou de mauvaises recherches, indépendamment de leurs applications. En ce sens, et comme très souvent chez ce scientifique, il a été un précurseur. À l'École normale, et plus généralement au sein de l’Université PSL, des ponts croissants existent entre les découvertes très « fondamentales » et les développements technologiques réalisés dans les laboratoires, la création de start-ups et les interactions avec le monde industriel. Ces passerelles sont souvent fructueuses et sources d’enrichissement mutuel en matière de développement des connaissances, de services à la société, mais également de débouchés pour les jeunes scientifiques.
Louis Pasteur est cité parmi les pionniers du décloisonnement des disciplines. Où en sommes-nous ? Demeure-t-il des barrières à faire tomber ?
Pierre Paoletti : Louis Pasteur est effectivement un pionnier en ce domaine. En recherche, il mit en œuvre les concepts et méthodes de différentes disciplines pour s’attaquer à des sujets inexplorés, en particulier pour l’étude du vivant. Ces interactions furent particulièrement fertiles en découvertes, et contribuèrent à fonder de nouveaux champs comme la microbiologie. C’est un exemple qui perdure. Aujourd’hui, multidisciplinarité et interdisciplinarité sont centrales dans nos projets de recherche et d’enseignement, et se retrouvent dans nombre de domaines qui avaient, entretemps, grandi de façon autonome. Les interfaces en plein essor entre chimie et biologie, comme la biologie de synthèse, la chimie bio-orthogonale – récompensée par le Prix Nobel de chimie cette année, ou les approches d’optogénétique (1) et d’optopharmacologie (2), en sont de parfaites illustrations.
Anne Boutin : L’interdisciplinarité peut être difficile à mettre en œuvre en pratique, notamment en raison des cloisonnements entre disciplines académiques auxquelles les chercheurs restent parfois attachés. Cette contrainte est aussi inhérente à la spécialisation qui accompagne l’approfondissement théorique ; dans son rôle de directeur des études scientifiques, Pasteur plaidait d’ailleurs assez paradoxalement pour réduire la diversité et la multiplicité des matières, qui s’opposaient selon lui à une maîtrise approfondie des sujets. Là-dessus, l'École a un positionnement clair qui vise à ce que chaque étudiante et étudiant ait un très solide socle de formation disciplinaire, en chimie, en biologie ou en physique par exemple, tout en s’ouvrant à d’autres disciplines.
Pour passer outre les cloisonnements, la recherche aux frontières implique souvent aujourd’hui des collaborations entre scientifiques de formation et culture différentes, qui mettent en commun leurs spécialisations et expertises respectives pour aborder ensemble une question qui serait difficile, si ce n’est impossible à résoudre chacun dans son coin.
Ben Feringa, invité de la conférence Olivier Legrain, sciences et société, a vu ses travaux pionniers sur les nanomachines récompensés par le Prix Nobel de chimie. Qu’est-ce que ces machines moléculaires ouvrent comme perspectives à vos disciplines respectives ?
Pierre Paoletti : Dans les systèmes vivants, des moteurs moléculaires peuvent utiliser l’énergie produite par le métabolisme pour mettre en mouvement différents composants cellulaires. Les déplacements obtenus peuvent aussi bien affecter des molécules sur quelques nanomètres, que se répercuter à l’échelle de la cellule, de l’organe ou de l’organisme, par exemple lors de la contraction musculaire. Dans ses travaux, Ben Feringa développe des systèmes minimaux capables de déclencher un mouvement à l’échelle atomique en réponse à un signal précis, lumineux par exemple. L’assemblage de ces interrupteurs et moteurs parfaitement contrôlables en machines moléculaires pilotables à distance offre des applications potentielles pour le développement de senseurs et de circuits de contrôle miniaturisés, de matériaux « sensibles » réactifs aux conditions extérieures, ou de nano-transporteurs à usage médical ciblé. Les prouesses expérimentales et méthodologiques pour parvenir à ce niveau de raffinement fournissent par ailleurs des informations précieuses, généralisables aux systèmes biologiques, sur les conditions et contraintes de fonctionnement des moteurs moléculaires et autres macromolécules biologiques.
L’académicien Henri Mondor disait « Louis Pasteur n'a été ni médecin ni chirurgien, mais nul n'a fait pour la médecine et la chirurgie autant que lui ». Quelle place occupent aujourd’hui les chimistes et les biologistes dans la recherche médicale de notre pays et au-delà ?
Anne Boutin : Ce qui caractérise aujourd’hui les sciences fondamentales à l’ENS et globalement au sein de l’Université PSL, c’est le fait qu’il est de plus en plus reconnu que la santé n’est pas qu’une affaire de médecine. Ce que nous tentons de développer c’est un apport de toutes les disciplines scientifiques pour la santé. L’un des slogans de l’Université PSL est « toutes les sciences fondamentales pour la santé ». On parle ici de chimie et de biologie bien sûr, mais aussi de physique, d’ingénierie, des sciences cognitives, des sciences des données, de l’informatique… et des sciences sociales et humaines. Cela se décline dans le projet de PariSanté Campus par exemple. Cela est aussi illustré par les passerelles établies entre les cursus normaliens et de médecine, au travers des formations « Médecine-Sciences » et « Médecine-Humanités ».
Pierre Paoletti : L’intégration de toutes les facettes de la recherche pour aborder les problématiques de santé a été particulièrement évidente dans la réponse à la crise du Covid : outre une mobilisation médicale orientée vers le soin et une recherche pharmaceutique et clinique orientées vers le développement de traitements et de vaccins, de nombreux pans de la recherche académique se sont saisis des questions liées au virus et à l’épidémie que leur spécialité leur permettait d’aborder, nourries des échantillons et données épidémiologiques collectées par les cliniciens. Ainsi, des études moléculaires détaillées sur la structure du virus et la fonction de chacun de ses composants à la modélisation de sa transmission des différents variants ou aux études de psychologie et de sciences sociales sur les conséquences de l’épidémie sur la société, ont contribué à l’essor impressionnant de connaissances sur le virus, la maladie et les réponses à apporter pour l’affronter. En ce sens, la mise au point en un temps record de vaccins ARN efficaces contre la maladie peut être vue comme un triomphe de la recherche biomédicale et de l’aboutissement de cinquante ans de recherches fondamentales intensives en chimie et biologie moléculaire.
« L’esprit Pasteur », c’est entre autres une conviction « sur la place, le rôle et les finalités de la science, dans la société et dans le monde, humaniste et universelle ». Pensez-vous que la volonté qui le guidait, d’améliorer la santé de tous et partout dans le monde, a été mise à mal ou au contraire sort renforcée de la pandémie de Covid ?
Pierre Paoletti : Répondre à cette question n’est pas simple. La pandémie de Covid, par la crise qu’elle a entraînée, a suscité des mouvements de réaction multiples, dans la recherche biomédicale comme chez les politiques et pour le public. Chez les chercheurs de toutes disciplines, on a pu constater une impulsion forte à se mobiliser pour tenter d’apporter, qui de la compréhension, qui des solutions concrètes aux différents aspects de la crise sanitaire… Une impulsion qui ne dépareille pas de la volonté de Pasteur de résoudre des problèmes concrets, de santé publique notamment. À l’échelle institutionnelle, la prise de conscience s’avère durable, menant à la création ou au renforcement de structures dédiées à l’étude intégrée des maladies émergentes, de leurs causes et des moyens d’y faire face, comme la nouvelle agence ANRS | maladies infectieuses émergentes.
Anne Boutin : Ceci n’a malheureusement pas empêché des déclarations infondées et prises de position regrettables par certaines personnalités scientifiques médiatiques, leurrant le public non spécialiste par une apparence de scientificité appliquée en couche mince sur ce qui s’avérait être des escroqueries intellectuelles plutôt flagrantes. La cacophonie et les pertes de repères qui en ont résulté, amplifiées par certains militantismes et médias complaisants, ont pu chez une partie du public aggraver la méfiance voire la défiance envers la course à l’innovation en santé, sans que cela soit un cas général.
Toutefois, les avancées déjà incontestables, tant sur la compréhension de l’infection que sur les moyens de lutte, sont autant de témoins que ces recherches valaient la peine d’être menées. Les obstacles, comme la difficulté à concevoir un vaccin universellement protecteur contre la transmission, sont aussi éloquents pour faire partager au grand public une meilleure compréhension du processus de recherche et de ses tâtonnements.
Mélissa Moore, l’une de vos invités, est directrice scientifique du laboratoire Moderna. Au moment de la crise sanitaire du Covid-19, comme Pasteur, elle est passée du rythme du laboratoire au défi de la recherche clinique, rendue critique par la pandémie. Les recherches sur le vaccin contre le Covid-19 sont-elles une version moderne de l’expérience pasteurienne ?
Pierre Paoletti : On peut retrouver certaines similitudes dans la démarche de mise au point d’un vaccin jamais testé auparavant, en particulier pour les interrogations liées au développement d’une méthode innovante pour une application en santé publique. Pour Pasteur, le principe de la vaccination était déjà connu ; chez l’homme, Jenner avait montré que l’inoculation du virus de la vaccine offrait une protection contre un virus proche, la variole. Chez l’animal, Pasteur avait mis en œuvre avec succès la vaccination pour protéger du choléra des poules ou du charbon les ovins, en utilisant des pathogènes atténués. Il devait en revanche démontrer qu’un vaccin obtenu par atténuation d’un virus était efficace et sans danger chez l’humain. Pour les vaccins à ARN messager, nous étions aussi en présence d’un nouveau type de vaccin, prometteur mais qui devait faire doublement ses preuves : montrer qu’il protège d’une part, montrer et qu’il ne nuit pas d’autre part.
On peut toutefois aussi pointer des divergences notables. Le contexte, en premier lieu, n’est pas comparable. L’urgence, pour Pasteur, est en partie politique : il s'agit d’affirmer la force de la recherche française en infectiologie, en proposant une percée majeure par rapport à l’école de Robert Koch en Allemagne. Il se doit également de parfaire sa réputation scientifique en prouvant toute la portée de sa théorie de la vaccination, chez l’homme et non seulement chez l’animal. Il n’y a cependant pas la même urgence sanitaire, concernant la rage, que pour la pandémie de Covid-19 ; si les cas de rage sont mortels à l’époque, les principales maladies infectieuses du temps (tuberculose, diphtérie, choléra…) sont bien plus préoccupantes. Le processus d’évaluation du vaccin diffère aussi du tout au tout. Pour démontrer incontestablement l’efficacité du vaccin, Pasteur inocule en fin de protocole le virus non atténué au jeune Joseph Meister, ce qui serait aujourd’hui inenvisageable dans un protocole clinique, pour des raisons éthiques. Les phases pré-cliniques actuelles permettent, successivement de tester l’efficacité, ou d’éventuels effets adverses, in vitro, puis sur des modèles animaux, avant un passage chez l’humain. En outre, une démarche épidémiologique a posteriori permet de confirmer l’efficacité vaccinale et les éventuels effets secondaires plus rares.
La conférence Olivier Legrain, sciences et société clôture l’année du Bicentenaire de la naissance de Pasteur. Qu’est-ce qui a guidé vos choix d’invitation ?
Anne Boutin : À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Louis Pasteur, grande figure de l'École et de la recherche française et mondiale en général, nos deux départements avaient à cœur d’honorer sa mémoire en illustrant la richesse des recherches actuelles à l’interface entre chimie et biologie, à la fois à l’ENS — représentée par plusieurs de ses chercheuses et chercheurs travaillant sur ces thématiques, ou en histoire des sciences sur ce sujet — et à l’international. Nous avons choisi d’inviter des personnalités dont les travaux étaient, selon nous, parmi les plus marquants dans quelques domaines frontières : les avancées fascinantes de la biologie de synthèse pour Ben Feringa et Petra Schwille ; la percée des vaccins à ARN messager pour Melissa Moore ; les processus de biominéralisation pour Lia Addadi et Andrew Knoll, avec pour la première, un clin d’œil aux travaux de Pasteur sur les cristaux qui l’ont amené à s’intéresser aux fermentations, et pour le second, un élargissement à l’échelle planétaire de l’étude des phénomènes « microscopiques » et les conditions d’apparition et de disparition de la vie sur terre.
(1) L'optogénétique est un domaine de recherche combinant les techniques de l’optique à celles de la génétique. Elle permet, par une stimulation lumineuse, d'altérer spécifiquement et localement l’activité d’une population de cellules modifiées génétiquement, sans perturber directement l'état des cellules voisines.
(2) L'optopharmacologie est une discipline en pleine émergence, qui utilise la lumière pour contrôler l'activité des médicaments.
Bios express de Anne Boutin et Pierre Paoletti
Physico-chimiste et chimiste théoricienne, Anne Boutin est directrice de recherche au CNRS et a été directrice du département de chimie à l'École normale supérieure – PSL jusqu’en décembre 2021. Spécialiste de la thermodynamique moléculaire, elle a développé des outils de simulation moléculaire ainsi que des approches théoriques pour l'étude de la structure, la dynamique, la thermodynamique et la réactivité des fluides moléculaires confinés.
Pierre Paoletti est directeur du département de biologie de l’École normale supérieure - PSL ainsi que de l’Institut de biologie de l’ENS (IBENS). Directeur de recherche à l‘INSERM et responsable de l’équipe « Récepteurs du Glutamate et Synapses Excitatrices » à l'IBENS, ses recherchent portent sur la neurotransmission. Il s’intéresse tout particulièrement à l’architecture moléculaire et aux mécanismes de fonctionnement des récepteurs aux neurotransmetteurs, leur diversité pharmacologique et leur implication dans la physiologie et la pathologie de la communication neuronale. |