L’humanité n’est pas une simple juxtaposition de tribus
Par Souleymane Bachir Diagne
« Personne ne peut se réclamer propriétaire d'un savoir, les connaissances circulent et ont une histoire et des géographies multiples qui contribuent à penser une humanité dans sa globalité. »
Ces paroles sont extraites de l'article, en lecture ci-dessous, écrit par l’alumni Souleymane Bachir Diagne, et publié dans The Conversation à l’occasion du lancement du programme Suds à l'ENS-PSL.
Ancien élève de l’École normale supérieure, Souleymane Bachir Diagne est agrégé et docteur d’État en philosophie. Il est aujourd’hui Professeur dans les départements d’Études francophones et de Philosophie de l’Université de Columbia, à New York, où il dirige également l’Institut d’Études africaines (IAS).
Souleymane Bachir Diagne sera professeur invité à l'ENS-PSL de février à mai 2023.
L’humanité n’est pas une simple juxtaposition de tribus
Souleymane Bachir Diagne, Columbia University
Quel est le lien entre l’algèbre – du terme arabe al-djabra –, le penseur Maurice Merleau-Ponty et l’ubuntu, principe de philosophie africaine ? Un fort désir de mathématiques ayant façonné ma pensée philosophique je souhaite proposer une réflexion dans laquelle le monde est pris à la fois dans un système de logique et dans sa globalité, celle d’un universalisme que je qualifie de « latéral », puissamment nourri par l’histoire des sociétés post-coloniales.
Les mathématiques permettent d’exprimer un langage symbolique très puissant. Certes aujourd’hui, on a le sentiment que le système binaire, travaillé par Gottfried Leibniz, à la fin du XVIIIe siècle, sublimé par Georges Boole le siècle suivant a pris le dessus et a imposé une forme de mathématisation des choses, un gouvernement par les nombres, comme le suggère le penseur Alain Supiot.
Or, c’est bien ce qui échappe à cette mise en algorithmes qu’il faut analyser, ces failles constitutives de la réalité qui en font toute la richesse, voire la poésie. Les sciences que je nomme « subtiles » permettent d’appréhender cette autre réalité.
L’une des façons d’en tenir compte est de s’attacher aux pensées complexes qui ont éclos dans les Suds, qu’il s’agisse des études dites post-coloniales, des études subalternes (qui s’intéressent aux catégories sociales à la base de la société) ou encore des enseignements invitant à décoloniser les sciences.
Par exemple, les sciences mathématiques nous enseignent précisément que l’Occident n’a pas le monopole de la science, y compris de la science moderne. L’histoire de l’algèbre, et son origine arabe, est d’ailleurs bien rappelée par René Descartes.
Circulation des connaissances
La meilleure manière d’effectuer cette décolonisation des sciences c’est d’appréhender l’histoire des savoirs comme histoire de l’humanité dans sa totalité. Personne ne peut se réclamer propriétaire d’un savoir : les connaissances circulent, ont une histoire et des géographies multiples comme le rappellent les travaux de l’historien indien Sanjay Subrahmanyam ou encore les écrits d’Amin Maalouf.
C’est dans cette optique aussi que s’inscrivent les cours multidisciplinaires que j’enseigne à Columbia. Dans mon cours sur les études africaines, nous cherchons à éclairer le continent africain dans son histoire, dans son présent, et peut-être aussi dans son devenir. Les États-Unis, en raison de leur histoire, ont joué un rôle clef dans le domaine des « African Studies » avec par exemple la fondation du centre d’études de l’Afrique, à l’université de NorthWestern sous la houlette de l’anthropologue Melville Herkovits ou du penseur afro-américain W.E.B Dubois.
Ces intellectuels ont été fondamentaux dans l’idée de concevoir l’histoire du continent dans sa globalité et dans son mouvement, et non pas uniquement par ce que les explorateurs impériaux ou colons avaient à en dire dans un temps figé et imaginé par eux.
Penser l’Afrique en dehors d’elle-même
Ce changement de curseur a permis à beaucoup d’universités américaines de s’intéresser aux études de philosophie africaine, de faire dialoguer les savoirs tout en développant des collaborations avec des universités africaines ou des organisations panafricanistes.
Et au-delà, de rappeler que l’Afrique n’existe pas « juste » en Afrique. Il est donc important que les études africaines soient également des études de la diaspora africaine, ce que Paul Gilroy a appelé le Black Atlantic, l’Atlantique noir.
Dans le même temps, il faut être vigilant afin que l’Afrique ne finisse pas par devenir la périphérie de sa propre diaspora. Qu’en est-il de l’étude très précise des sociétés africaines aujourd’hui ou d’une histoire africaine qui n’est pas nécessairement orientée vers le moment de l’esclavage et le moment de la constitution des diasporas africaines, etc. ?
Le travail récent mené par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont, L’Afrique et le monde : histoires renouées, auquel j’ai participé (à paraître aux éditions de la Découverte, septembre 2022) permet cette diffusion des savoirs. Nous nous sommes ainsi intéressés à certaines villes qui, bien avant la période coloniale, ont joué un rôle clef dans l’apprentissage et la circulation des savoirs.
La ville de Tombouctou est, par exemple, très symbolique. Comment peut-on dire qu’elle n’a existé qu’à partir de sa « découverte » par l’aventurier René Caillé en 1828 ?
Tombouctou était la capitale intellectuelle de deux grands empires ouest-africains : l’empire du Mali, d’abord, puis l’empire Songhaï.
C’est une ville témoin d’une mondialisation des savoirs dans le monde islamique ainsi que dans une grande partie de l’Ouest africain.
On ne peut pas saisir l’histoire intellectuelle du continent africain si on n’étudie pas l’importance de ces cités qui accueillaient des mosquées – universités où des savants de tout le monde musulman et au-delà se retrouvaient pour échanger. Les voyages se faisaient depuis le Sud de la région ouest-africaine vers l’Égypte, vers l’Arabie et vers l’Afrique du Nord ; d’autres faisaient le périple en sens inverse, depuis l’Andalousie, depuis l’Afrique du Nord, depuis l’Égypte, etc.
Reconstituer l’histoire de l’Afrique
Il est donc important de reconstituer une histoire de l’Afrique centrée sur elle-même en montrant que ce continent n’a jamais été fermé ou coupé du Nord par le désert du Sahara comme on le lit parfois, désert qui est tout sauf un mur et est parcouru de routes aussi physiques, spirituelles qu’intellectuelles.
On discute souvent de la philosophie africaine en se demandant si l’oralité peut être véritablement le support d’une pensée critique tel que l’exige la philosophie, en oubliant que l’Afrique n’est pas uniquement le lieu d’une transmission orale des savoirs. C’est aussi un lieu de forte érudition écrite dont des centres comme Tombouctou sont les témoins.
La ville de Saint Louis au Sénégal, que j’évoque dans Le fagot de ma mémoire a elle aussi été un phare intellectuel important où beaucoup de savants musulmans venaient de loin pour s’instruire.
On connaît peu cette histoire qui a été souvent occultée par une approche strictement ethnologique de l’Afrique. Celle-ci, dans la lignée de travaux comme ceux de Michel Leiris ou d’autres, considérait souvent que des sociétés sans écriture étaient des sociétés sans véritable histoire. François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont font un travail de déconstruction de ces stéréotypes et au contraire ont entrepris de bâtir une histoire intellectuelle peu connue du continent.
Au cœur de cette dernière on peut ainsi évoquer la place des érudites africaines de tradition écrite comme Nana Asma’u, qui était de la famille d’Ousmane Fujio, le fondateur du califat de Sokoto dans le Nord du Nigeria, un centre intellectuel important jusqu’au XIXe siècle.
C’est par une meilleure compréhension de cet héritage intellectuel qu’on peut également penser aujourd’hui ce que je nomme le moment philosophique post-colonial.
Le post-colonial, condition de l’universel
Loin d’être en opposition avec l’universel ou l’universalisme, le post-colonial est condition, au contraire, de l’universel. À l’époque des grandes missions dites « civilisatrices », l’universel n’était pensé que par le prisme du moment colonial.
En d’autres termes et dans ces contextes, c’est l’Europe qui a estimé qu’elle était « naturellement » porteuse d’universalité sur la base de ses propres particularismes.
Ce n’est pas ce que je définirais comme universel. Pour reprendre Merleau-Ponty, le philosophe évoque le concept « d’universel latéral ». Plutôt que d’avoir un « universel de surplomb » comme il écrit, qui serait dicté de haut par une culture qui estimerait qu’elle seule a cette dimension de la verticalité, on aurait un universel où les cultures seraient placées sur le même plan d’immanence de manière horizontale.
Prenons un exemple précis, celui des langues. Lorsque vous êtes confronté à un monde où cohabitent une pluralité de langues, deux attitudes s’offrent à vous. Soit vous décidez qu’une langue domine et s’impose à tous. Ce modèle est celui de l’universel impérial.
En revanche il est aussi possible de considérer que les langues se rencontrent, sans qu’une ne domine l’autre, mais que pour se faire comprendre il est nécessaire de recourir à la traduction. Cette médiation permet une co-existence, une horizontalité des modes de pensées.
Ubuntu ou comment faire humanité ensemble
Le concept sud-africain de « ubuntu » évoque aussi cela. Il s’agit de faire humanité ensemble, selon la traduction que je propose de ce terme. Soit, de répondre aux défis qui s’adressent à nous en tant qu’une seule et même humanité qui habite la Terre.
Habiter ensemble la terre, c’est l’habiter avec l’ensemble des vivants. Et c’est d’ailleurs dans ce cadre là qu’il est important d’explorer les philosophies africaines de la relation de l’humain à la nature.
Dans ces philosophies se trouve exprimée l’idée d’une solidarité du vivant en général. C’est le contraire la phrase bien connue de Descartes, qui affirme que l’humain est maître et possesseur de la nature. Au contraire, l’ubuntu stipule que l’humain n’a pas à transformer la nature en ressources naturelles, qu’un fleuve a le droit de ne pas être pollué et qu’il faut pouvoir articuler ce droit comme un droit environnemental.
Se battre contre le rétrécissement du monde
Certes, la résurgence des tribalismes, la forte montée des ethno-nationalismes, les identités meurtrières, pour reprendre le terme de Maalouf, le brouhaha de la pensée et leurs conséquences, la violence – pensons à la tuerie d’Uvalde par un suprémaciste blanc par exemple – rendent ce travail d’identification d’universelle très difficile.
La simple évocation d’un vivre-ensemble est naïve. Le combat contre ces idées doit alors se situer à deux niveaux. D’abord la lutte contre les inégalités entre nations, en particulier ce que Léopold Sédar Senghor appelait la ligne d’injustice Nord-Sud. Cette ligne n’est pas uniquement économique.
Pour Senghor et d’autres aujourd’hui, il s’agit aussi de se battre contre le mépris culturel. Cela revient à se battre aussi par la pensée et opposer aux ethno-nationalismes une autre manière de penser le monde. Pour les tenants de ces idéologies, l’humanité revient à une juxtaposition de tribus, une simple addition. A cela il faut opposer l’idée de société humaine, ce qu’Étienne Balibar nomme le cosmopolitique, c’est-à-dire une politique de l’espèce humaine dans sa globalité, pas par petits bouts.
Le métissage est une notion morale
Pour y réaliser une politique de l’humanité, il nous semble important de sublimer l’idée du métissage, non pas physiologique mais moral. Penser ainsi un monde créole, où l’on puisse apprendre à se décentrer. Il s’agit selon moi d’un devoir, d’une disposition éthique : chacun doit être métissé à sa façon.
En d’autres termes, il faut apprendre à voir sa langue depuis le point de vue d’une autre langue, apprendre à voir sa culture depuis le point de vue d’une autre culture et c’est à cette condition-là que nous dépasserons les ethno-nationalismes et les tribalismes.
Quand des gouvernements adoptent des principes ethno-nationalistes au lieu de valoriser une forme de pluralisme, comme cela se voit aujourd’hui avec l’Inde par exemple, il n’y a pas de décentrement. Il existe au contraire des lignes étanches fabriquées entre les individus, les collectifs, entre « eux » et « nous ».
Mais c’est loin d’être simple. Le philosophe Henri Bergson nous enseigne ainsi que la pensée tribale est d’une certaine manière plus immédiate et plus facile, parce qu’elle nous est donnée par un instinct. Nous avons un instinct de tribu, qui revient à considérer que sont nôtres ceux qui nous ressemblent, qui ont la même couleur de peau, qui ont la même langue, qui ont la même religion, etc. Or, penser l’humanité, explique Bergson, est infiniment plus difficile parce que cela peut paraître trop abstrait.
Mais le philosophe propose aussi quelques pistes afin de donner réalité à cette humanité : l’une d’elle, la plus complexe, est la raison philosophique. L’autre, est la religion, qui, selon lui, « se répand comme un incendie ». Malheureusement, les religions peuvent facilement être instrumentalisées et enfermer dans des identités meurtrières.
Former les jeunes générations
Dans ce combat enfin demeure une question centrale : celle de l’éducation. Il s’agit précisément de former les jeunes générations à cette philosophie du décentrement et à ce devoir éthique de métissage. Et sur ce plan-là, l’histoire de la philosophie est un bon exemple à prendre.
L’histoire de la philosophie est enseignée telle qu’elle a été fabriquée à un moment donné, comme étant une histoire exclusivement européenne – où les grands textes sont ceux des présocratiques puis de Socrate, puis des disciples de Socrate, Aristote et autres, puis de l’Antiquité européenne, puis du Moyen Âge européen, latin, puis de la modernité européenne… Or ces enseignements se font dans l’ignorance totale des philosophies qui ont émergé partout ailleurs, comme les philosophies chinoises ou celles qui se sont développées dans le monde de l’islam et ont essaimées dans la pensée grecque par exemple.
Il est donc important que l’histoire de la philosophie soit enseignée de cette manière-là, que cette histoire soit une histoire plurielle dans ses géographies et dans ses langues. Nous pourrions imaginer un enseignement où, par exemple, à côté d’un texte de Bergson on trouve aussi un texte du poète et intellectuel sud-asiatique Mohammed Iqbal, qui est un bergsonien, à bien des égards.
De la même façon, il semble indispensable d’enseigner des textes d’Avicenne ou d’Averroes dans un programme de philosophie en France. Il existe d’ailleurs des progrès en ce sens.
Je rêverai d’enseigner un cours qui serait un lieu de dialogue et non de juxtaposition entre penseurs venus de régions et époques différentes, de langues différentes, de traditions différentes. Comme le relevait mon ami Roger-Pol Droit : il s’agirait d’évoluer avec une « compagnie des philosophes », une compagnie qui grandit sans cesse et qui n’est pas limitée à une géographie.
Cet article fait suite à un entretien donné par le philosophe à The Conversation France et publié dans le cadre du colloque « Modernités africaines. Conversations, circulations, décentrements », qui a lieu du 9 au 11 juin 2022 à l’ENS-PSL, sur les campus Jourdan et Ulm. Retrouvez ici le programme de ces échanges.
Souleymane Bachir Diagne, Professeur dans les départements d’Études francophones et de Philosophie, directeur de l'Institut d’Études africaines (IAS), Columbia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.