L’Océan, objet de nombreuses recherches scientifiques menées à l’ENS-PSL
Entretien croisé avec Gaëlle Ronsin, Isabelle de Vendeuvre et Roberto Casati
À l’occasion de la 3e Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC), organisée en juin 2025 par la France et le Costa Rica, l’École normale supérieure, dont le CERES, met à l’honneur l’Océan qui sera au cœur d’événements scientifiques tout au long de l’année 2024-2025.
À cet effet, nous avons souhaité interroger deux chercheuses et un chercheur de l'ENS-PSL, Gaëlle Ronsin, sociologue, Isabelle de Vendeuvre, docteure en littérature générale et comparée, et Roberto Casati, philosophe, dont les recherches actuelles, et transdisciplinaires, portent sur les enjeux océaniques.
Vous êtes chercheuses et chercheur de l’ENS-PSL impliqués dans des recherches autour de l’Océan et à l'initiative de différentes activités d'enseignements liées à cette thématique. Pouvez-vous nous décrire en quelques mots vos recherches actuelles sur ce sujet ?
Gaëlle Ronsin : Je suis sociologue et mes recherches portent sur les politiques de protection de l'Océan et des espèces marines, leurs évolutions récentes et les conflits associés (infrapolitiques, juridiques etc.) ainsi que sur les écologies morales des marins-pêcheurs.
Isabelle de Vendeuvre : Mes recherches ont pour origine un cours donné pendant près de dix ans à l’ENS et à l’École Polytechnique, cours qui a récemment évolué en projet de recherche. 2025 sera ainsi le deuxième anniversaire du séminaire de thalassopoétique, une notion que j'ai proposée individuellement au congrès de l'AILC (Association internationale de littérature comparée) en 2022 et en atelier au congrès de la SFLGC (Société française de littérature générale et comparée) en juin 2024
Roberto Casati : Je suis philosophe et (un peu) marin. La mer présente plusieurs défis épistémologiques, qui intéressent tout naturellement un philosophe. Comment trouver sa route dans un environnement autre, pauvre en repères ? Quelle connaissance pouvons-nous obtenir des abysses, soustraits à la visibilité ? Quelles formes de contrôle les humains ont sur la mer et sur le vivant qui l'habite ? Sont-ils légitimes ? Comment repenser la mer, comment faire intervenir la science dans cette reconceptualisation ? Comment réduire la distance cognitive qui sépare l'humain de l'océan ? Comment dé-territorialiser notre approche à la mer ? Ne plus voir l'océan comme une ressource mais comme un partenaire ? Telles sont les questions qui m'intéressent et que j'aborde dans mes recherches.
Pourquoi est-il important, pour une institution comme l’ENS, de mettre en avant des recherches scientifiques sur cette thématique et de se mobiliser sur ces enjeux ? En quoi l’océan a-t-il besoin de science, et de toutes les sciences ?
Gaëlle Ronsin : L'Océan est devenu depuis peu une priorité de recherche pour les institutions scientifiques françaises, majoritairement en raison de son rôle d'allié dans la lutte contre les changements climatiques mais aussi en raison des risques encourus par sa dégradation. Il reste toutefois beaucoup à faire pour comprendre les effets des désordres environnementaux sur les communautés marines ou côtières, les inégalités produites et les normes constituées, et ce en mobilisant différents savoirs scientifiques et au-delà.
Isabelle de Vendeuvre : Habituée à la transdisciplinarité, qui est consubstantielle à certaines équipes - le Centre de Recherches sur les Relations entre Littérature, Philosophie et Morale (CRRLPM) de la République des Savoirs - l’ENS peut contribuer de manière significative à penser l’Océan autrement. Sa petite taille rend en outre les échanges avec les autres disciplines, notamment scientifiques, plus faciles à mettre en œuvre.
Roberto Casati : Un objet hypercomplexe comme l'océan nécessite une vaste panoplie d'approches disciplinaires. Une nouvelle frontière de la recherche est le développement d'une science sociale et humaine de l'océan, qui n'est plus seulement considéré comme un système physique, ou une étendue d'eau, mais comme un espace sur lequel l'humanité a projeté des conceptions souvent incompatibles entre elles. La réconciliation de ces tensions est un objet philosophique par excellence.
Comment la thématique de l’océan est-elle devenue un sujet de société central aujourd’hui ? Quels sont les grands enjeux scientifiques liés à l’océan aujourd’hui ?
Gaëlle Ronsin : Acidification, érosion, montée des eaux, disparition de la biodiversité, pollutions, exploitation des ressources mais aussi fronts de science et « désir de rivages, les sujets sont nombreux. L'enjeu de la recherche en sciences sociales n'est pas de faire du monde marin une réalité close, mais de comprendre en quoi ce qui se passe en mer (pêche, exploitation, conservation etc.) s'inscrit dans des processus sociopolitiques larges, voire qui les prolonge.
Isabelle de Vendeuvre : Le courant des « Blue Humanities », né aux Etats-Unis, traverse le champ des SHS depuis déjà une dizaine d’années. Il a en partie pour origine les travaux de personnalités en histoire et en littérature telles Braudel ou Glissant. Bizarrement, ce « courant » – c’est le mot ! – n’est revenu que très récemment sur nos côtes, mais il le fait, à travers diverses initiatives dans les universités et les institutions culturelles, avec la force d’un tsunami (positif !), en raison des enjeux écologiques actuels qui nous concernent tous.
Roberto Casati : On a compris le rôle fondamental de l'océan dans la régulation du climat; on comprend de mieux en mieux la dépendance de la biodiversité terrestre de la santé des océans. Ce qui fait encore défaut est une conscience de la nature dynamique de l'océan, qui échappe à des logiques de territorialisation, présente même dans le les instruments de préservation, comme les Aires Marines Protégées.
Notre équipe vient de contribuer à la rédaction de plusieurs documents de travail, tels que la Venice Declaration on Ocean Literacy, le Plankton Manifesto, et tout récemment une Policy Brief pour la COP Biodiversité à Cali en Colombie, dont le titre, Dynamic Oceans / Dynamic Solutions, suggère des voies pour dé-territorialiser nos approches au monde marin.
Vous faites partie de la délégation de l’ENS qui partira à la 3e Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC) organisée en juin 2025 à Nice. Quels sont les principaux sujets que vous souhaiteriez-voir discuter lors de cette conférence ?
Gaëlle Ronsin : Les trois façades maritimes de l’Hexagone et l'Outre-Mer font de la France le second domaine maritime au monde. Cette réalité maritime se traduit par une forte responsabilité en termes (géo)politiques, économiques et sociaux. L'UNOC s'inscrit dans une séquence gouvernementale de la présidence Macron, débutée par le One Ocean Summit en 2022 à Brest (Cadalen, Ronsin, Legroux, 2023 (1) ) qui vise à affirmer le leadership français sur la scène internationale. L'UNOC permet de se (ré)inscrire dans les processus onusiens et de faire entendre de multiples voix, critiques et oppositions; que nous cherchons à comprendre grâce au groupe de recherche Odipe (Ocean diplomacy ethnography) pour caractériser cette "diplomatie océanique" en acte.
Isabelle de Vendeuvre : La tension entre conservation et exploitation de la biosphère existe au sein des Nations Unies depuis que le terme a été introduit en 1968 par le scientifique français Michel Batisse lors de la conférence organisée par l’UNESCO. Par ailleurs, le champ d’application de la notion de « bien public mondial » comprend des sujets aussi divers que l’environnement, la défense nationale et le maintien de la paix. L’Océan, qui relève à la fois du patrimoine culturel – par ses usages et ses trésors engloutis – et du patrimoine naturel, pose entre autres la question de la possibilité et des modalités d’une gouvernance communautaire. L’enjeu est de voir comment cette coopération entre les nations est pensée et mise en œuvre et dans quels buts.
De plus, parallèlement à la question du dérèglement climatique, la question du dérèglement géopolitique est centrale. L’Océan est un lieu d’affrontement des puissances navales, avec des enjeux de maintien de la paix et de défense des intérêts des nations. Comment prendre en compte tous les enjeux ?
En la liant à vos recherches actuelles, qu’espérez-vous de cette conférence sur l’Océan ?
Gaëlle Ronsin : Cette conférence sera co-organisée avec le Costa Rica. Il sera très intéressant de voir comment sont adressés les enjeux dits Nord/Sud lors de cette conférence, afin de voir si les négociations suivent les processus habituels des COP et la fabrique de la lenteur souvent regrettée ou si elles permettent d'autres perspectives.
Il sera également l'occasion d'annoncer la création d'une plateforme scientifique sur l'Océan et de continuer à fédérer ainsi les recherches sur les enjeux océaniques, qui j'espère laissera de nombreuses opportunités pour la recherche en sciences sociales sur les enjeux environnementaux.
Isabelle de Vendeuvre : La seule chose digne d’être espérée : l’impossible ! De manière plus réaliste (?), j’espère une prise de conscience de l’importance de la culture, de la littérature et des arts, autrement dit de la sensibilité à la beauté – et l’Océan n’en manque pas – pour aborder n’importe quel problème contemporain et traverser les difficultés que suscite immanquablement tout engagement.
Roberto Casati : Des engagements, de mesures, et la création d'institutions capables de mettre en œuvre ces mesures.
(1) - Pierre-Yves Cadalen, Gaëlle Ronsin, Nadège Legroux. One Ocean Summit : tournant marin des négociations environnementales ou diplomatie océanique de club ?. Négociations, 2023, n° 37 (1), pp.87-113. ⟨10.3917/neg.037.0087⟩. ⟨hal-04085077⟩