Bertrand Maury est professeur au département mathématiques et applications de l’École normale supérieure-PSL et à l’Université Paris-Saclay.
L'opérateur laplacien au cœur de notre monde
Un essai du mathématicien Bertrand Maury
Quel est le point commun entre le jet d'une pierre, la mesure de CO2 dans une pièce ou bien encore la propagation d’opinion sur les réseaux sociaux ? Tous ces phénomènes peuvent être décrits par un même objet mathématique, l'opérateur laplacien. Au centre de nombreuses équations décrivant le comportement du monde qui nous entoure, le laplacien apparaît dans la formulation mathématique de nombreux problèmes, en géophysique, électrostatique, thermodynamique, mécanique classique et mécanique des fluides.
Dans un essai éclairé, Bertrand Maury, professeur de mathématiques à l'ENS-PSL, revient sur le rôle de cet objet mathématique dans les modèles historiques et évoque son apparition, plus surprenante, dans des domaines qui nourrissent notre actualité.
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Une pierre est lancée, le frottement avec l’air chauffe sa surface, la chaleur se propage lentement vers son cœur, son poids infléchit la trajectoire vers une pièce d’eau au repos, la pierre y déchire la surface de l’eau en émettant un son bref, quelques gouttelettes sont éjectées de la zone d’impact, des ondes circulaires se propagent à partir du point d’impact, puis notre pierre poursuit tranquillement sa chute vers les profondeurs...
Cette séquence anodine met en scène des phénomènes qui, bien que de natures différentes, peuvent tous être décrits à l’aide d’un même objet, appelé laplacien, en hommage au mathématicien et plus largement polymathe Pierre-Simon Laplace. Cet objet, que l’on appelle un opérateur, est représenté par un sobre triangle pointant vers le haut, empruntant sa forme à la lettre grecque Delta : Δ . Il est au cœur d’un nombre considérable d’équations décrivant le comportement du monde qui nous entoure. Nous nous proposons de présenter ici le rôle de cet opérateur dans les modèles historiques, qui suscitent toujours des recherches très actives, et d’évoquer son apparition plus surprenante, sous forme discrète (le sens que le mathématicien donne à ce terme sera précisé plus loin), dans des domaines qui nourrissent notre actualité.
Le monde continu
La raison d’être de cet objet est d’agir sur des champs de valeurs définis sur un domaine, ce domaine pouvant ici correspondre à une zone de l’espace occupée par un certain matériau, ou à une surface. On peut voir le champ de valeurs évoqué ci-dessus comme une collection infinie de nombres, un nombre étant affecté à chaque point du domaine. Il correspond par exemple à un champ de températures au sein d’un objet tri-dimensionnel comme notre pierre, ou d’une représentation en couleur sur la carte du territoire national, telle que présentée à la météo télévisée. Le laplacien transforme un tel champ en un autre champ, qui quantifie en tout point l’écart à la moyenne des valeurs aux points voisins. Lorsque la valeur du champ de départ en un point est supérieure à la moyenne des valeurs alentour, le laplacien prend une valeur négative, et il prend une valeur positive si l’écart est dans l’autre sens. Dans la scène décrite en préambule, le domaine correspond à la pierre en mouvement, le champ correspond à la température qui obéit à l’équation dite de la chaleur :
qui exprime qu’en chaque point la température a tendance à se rapprocher de la moyenne des températures dans son voisinage. Aux endroits où le laplacien est négatif, c’est-à-dire là où la valeur locale est au dessus de la moyenne dans le voisinage, cette équation exprime bien une diminution de la valeur locale. Le processus tend ainsi à uniformiser cette température. La création de chaleur à la surface de la pierre résulte d’un phénomène de frottement, lié au fait que la pierre traverse l’air. Le mouvement dans ce fluide visqueux est régi par des équations qui expriment en chaque point le Principe Fondamental de la Dynamique. Les deux premiers termes de l’équation ci-dessous, dite de Navier-Stokes, expriment la dérivée en temps de la quantité de mouvement. On s’attardera un instant sur le deuxième terme, qui provient du simple fait que l’on doit écrire le Principe sur un système matériel en mouvement : malgré son allure innocente, c’est lui qui rend cette équation d’une difficulté d’analyse diabolique, qui remplit toujours à l’heure actuelle l’existence de nombreux chercheurs. En troisième position, nous retrouvons notre aimable laplacien, qui quantifie les forces dues au fait que le fluide tend à résister aux déformations.
Le poids, qui infléchit la trajectoire de la pierre vers ce que l’on a coutume d’appeler “le bas”, résulte du potentiel gravitationnel de la terre, potentiel qui a pour principale caractéristique d’être harmonique, c’est-à-dire que son laplacien est nul en tout point extérieur à la terre elle-même.
L’impact sur la surface de l’eau conduit à l’émission de petites gouttelettes de forme sphérique. Cette forme résulte de l’action de la tension surfacique, selon une loi appelée de Laplace (il s’agit bien toujours ici de notre ami Pierre-Simon), qui induit une force sur la surface, proportionnelle à ce que l’on appelle la courbure moyenne, qui peut s’exprimer à l’aide d’un opérateur de type laplacien défini sur la surface de la goutte. Cet effet, un peu comme pour les équations précédentes, tend à lisser les choses, ici à répartir le plus uniformément possible la courbure.
L’eau perturbée par la pierre se comporte en première approximation comme un fluide dit parfait, l’écoulement en son sein peut être décrit à chaque instant par un potentiel harmonique, i.e. de laplacien nul. Les ondulations de la surface, si elles ne sont pas trop hautes, peuvent être représentées par le champ de déplacement vertical qui obéit à l’équation dite des ondes, qui repose là encore sur le laplacien.
où le facteur devant le laplacien est le carré de la vitesse de propagation des ondes.
C’est cette même équation des ondes, appliquée cette fois-ci dans l’air environnant aux infimes variations de pressions générées par l’impact, qui permet de modéliser la propagation du son sans distorsion à vitesse finie vers notre oreille.
Pour résumer, il est bien difficile de diriger l’un quelconque de nos sens vers un phénomène qui n’impliquerait pas d’une manière ou d’une autre ce laplacien. Prenons un instant pour essayer de comprendre ce qui peut expliquer son omniprésence. Comme nous l’avons indiqué en préambule, cet opérateur quantifie l’écart entre la valeur en un point et la moyenne des valeurs au voisinage de ce point. Or un nombre considérable de phénomènes se formalisent par une tendance à se rapprocher de la valeur moyenne dans le voisinage. Pour s’en tenir à l’exemple le plus élémentaire, revenons au cas des transferts thermiques, en imaginant 2 objets maintenus à des températures différentes, une basse, une haute, et plaçons un troisième objet entre les deux premiers. Quelle que soit sa valeur initiale, la température du troisième objet va évoluer vers la moyenne entre les deux températures extrêmes, pour atteindre l’équilibre thermique. Au sein d’un continuum (notre pierre), c’est ce phénomène qui va se produire en tout point, la difficulté étant maintenant que toutes les températures évoluent selon le même mécanisme. Précisons pour les férus de thermodynamique que ce mécanisme exprime une conséquence forte du Second Principe de la thermodynamique, qui implique en particulier que la chaleur se propage du chaud vers le froid, mais il ne néglige par le Premier Principe pour autant, puisque cet opérateur exprime du même coup une conservation de l’énergie totale (ici limitée à la forme chaleur).
Le monde discret
Ce principe général s’étend de façon immédiate à des systèmes discrets, i.e. constitués d’un nombre fini d’éléments distincts (par opposition aux continuums de matière évoqués précédemment). L’exemple le plus simple, pour ne pas dire le plus scolaire, est celui d’un réseau électrique statique, constitué de nœuds reliés par des fils électriques. En chaque nœud du réseau, la loi d’Ohm exprimée sur les arêtes adjacentes et la loi des nœuds conduisent à une expression impliquant les potentiels électriques aux nœuds, expression qui prend la forme d’un opérateur de laplacien dit discret, du fait qu’il opère sur un nombre fini de valeurs. En effet le potentiel en un nœud est la moyenne (pondérée par les conductances des arêtes) des potentiels voisins : on voit apparaître une première version discrète de notre opérateur. Pour nous replonger dans l’actualité, une application a émergé récemment : les mesures de CO2 dans les locaux se multiplient, et il est tentant d’écrire un modèle qui permette de reproduire l’évolution des concentrations de ce gaz dans les différentes pièces d’un bâtiment. On aboutit immédiatement à une équation de la chaleur impliquant un laplacien discret qui agit sur un graphe dont les nœuds sont les pièces, reliées par une arête quand elles échangent de l’air. On peut également modéliser l’évolution d’une épidémie au sein d’une population représentée par un graphe dont les sommets sont les individus, deux individus étant reliés par une arête s’ils sont en contact. Si l’on associe à chaque arête la durée du contact correspondant, on peut écrire un modèle d’évolution de la maladie (portant sur les probabilités d’infection des individus) qui prend la forme d’une sorte d’équation de la chaleur, complètement déconnectée de l’espace physique puisque qu’elle vit sur le graphe abstrait qui encode le réseau social en question, équation de la chaleur complétée par un terme de type transport, lequel exprime le fait que la maladie - qu’on peut voir comme un prédateur à la recherche de proies (les gens sains) - tend à être attirée par les sommets-individus les moins atteints. Pour rester dans le cadre des réseaux sociaux, une recherche très active porte actuellement sur la modélisation de la propagation d’opinion dans les réseaux sociaux. Le modèle le plus simple, qui exprime une tendance individuelle au consensus, prend aussi la forme d’une équation de la chaleur, l’opinion pouvant être vue comme une substance diffusant au travers du réseau. Précisons que, dans ce contexte, l’opérateur de laplacien discret qui apparaît spontanément perd sa symétrie : on peut être influencé par une personne que l’on n’influence pas soi-même. Cette dissymétrie entraîne une perte de conservation, une violation en quelque sorte du premier principe de la thermodynamique, bien naturelle ici puisqu’une opinion au départ minoritaire peut devenir largement majoritaire.
Le monde spectral
Il est difficile de parler de cet opérateur sans évoquer son spectre. Pour un opérateur comme le laplacien, qui transforme comme nous l’avons dit un champ de valeurs en un autre champ défini sur le même espace (continu ou discret), il est particulièrement fécond d’identifier les champs laissés invariants (à constante multiplicative près) par l’opérateur. L’ensemble des constantes de proportionnalité constitue ce que l’on appelle le spectre de l’opérateur, il en exprime l’essence, et conditionne l’ensemble des phénomènes décrits ci-dessus. Pour l’équation de la chaleur par exemple, ces valeurs propres (ou plutôt leurs inverses) correspondent à des temps caractéristiques du phénomène. Pour convaincre le lecteur encore sceptique de ce que les mathématiques peuvent apporter au monde, disons simplement que le temps de cuisson d’un rôti de forme quelconque peut être estimé précisément à partir de la connaissance du spectre du laplacien défini sur ce même rôti. Dans le contexte de l’équation des ondes, les racines carrées des éléments du spectre correspondent aux fréquences propres de l’objet. Le fait qu’une corde de guitare émette un son musical provient ainsi du fait que ces fréquences propres sont des multiples entiers de la fréquence fondamentale. Cette propriété n’est pas vérifiée en général pour un objet de forme quelconque, on peut d’ailleurs justifier rigoureusement l’expression son de casserole en vérifiant que les fréquences propres du susdit ustensile sont loin d’être en progression arithmétique. Terminons ce paragraphe spectral par une remarque sur les réseaux sociaux : la perte de symétrie des interactions (perte du principe d’action-réaction) entraine un changement fondamental dans le spectre, qui est maintenant susceptible de contenir des valeurs complexes. Sans rentrer dans le détail de ce que cela signifie pour les lecteurs non mathématiciens, disons simplement que ce changement de nature du spectre révèle des mécanismes de propagation de l’opinion très différents de ceux de la chaleur, qui s’apparentent plus à du transport le long de canaux d’influence privilégiés qu’à une diffusion erratique dans toutes les directions.
Après plus de deux siècles d’existence cet opérateur, né sous l'ancien régime, fait encore l'objet de recherches théoriques poussées, et il est à parier que de nombreuses applications, en particulier dans le monde discret, sont encore à découvrir…
À propos de Bertrand Maury Bertrand Maury est professeur au département mathématiques et applications de l’École normale supérieure-PSL (CNRS/ENS-PSL) et au laboratoire de mathématiques d’Orsay (CNRS/Université Paris-Saclay). Sa recherche porte sur les mouvements de particules et la modélisation des foules et du système respiratoire.
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