«La crise environnementale est grave, mais elle n’est pas une fatalité»
Rencontre avec Carole Dalin, chercheuse en Géosciences et responsable du projet FLORA
Carole Dalin est chercheuse CNRS au laboratoire de Géologie au département de Géosciences de l’ENS-PSL. Elle a un parcours multidisciplinaire qui l'a amenée à se spécialiser dans l’étude des systèmes alimentaires et de leur impact sur l’eau, le climat et la biodiversité. Avant de rejoindre l’ENS en 2022, elle prépare sa thèse en hydrologie à l’Université de Princeton aux États-Unis, puis part travailler pendant huit ans au Royaume-Uni comme chercheuse en sciences de la durabilité à la London School of Economics et à l'University College London.
Le projet FLORA : vers des systèmes alimentaires durables
Aujourd’hui, Carole Dalin dirige le projet FLORA, un programme qui cherche à penser les systèmes alimentaires mondiaux de demain, afin de les rendre plus durables, à la fois sur le plan environnemental et nutritionnel.
« L’objectif du projet est de développer de nouvelles connaissances sur les systèmes alimentaires à l’échelle globale, afin de faciliter leur transformation vers une meilleure durabilité environnementale et une meilleure santé nutritionnelle », explique-t-elle. À travers ce projet, Carole Dalin et son équipe – composée de deux autres chercheurs qu'elle a recrutés à l'ENS, Belén Benitez, doctorante, et Marcellin Guilbert, postdoctorant – analysent l’impact des pratiques agricoles actuelles sur les ressources en eau, le climat et la biodiversité.
Le projet s'articule entre des données climatiques, agronomiques et socio-économiques, associées à des modèles biophysiques, afin de mesurer et de quantifier l’impact des systèmes alimentaires mondiaux sur des ressources critiques, comme l'eau ou l'azote. Ces modèles permettent également d’analyser les implications des pratiques actuelles sur la biodiversité et le climat. L’aspect multidisciplinaire de cette recherche permet à l’équipe de pouvoir avoir une approche systémique et répondre aux défis des systèmes alimentaires complexes. Nous mesurons par exemple la quantité d’azote en excès provenant des déjections des animaux d’élevage ou de l’application d’engrais, puis calculons deux impacts à partir de cela : les émissions de protoxyde d'azote (un gaz à effet de serre) et les nitrates (dérivé de l'azote) arrivant dans les rivières en aval de ces champs ou fermes, qui peuvent polluer les cours d’eau et les mers.
Un intérêt de longue date pour les ressources en eau
L’engagement de Carole Dalin pour les questions environnementales trouve ses racines dans son parcours académique et personnel. Passionnée par la compréhension des phénomènes physiques du monde qui l’entoure dès ses années de classe préparatoire en physique-chimie, elle s'est rapidement tournée vers l'étude des défis environnementaux globaux.
« Mon choix d’étudier les ressources en eau est venu de cette motivation mêlée à un intérêt de longue date pour la géographie physique et humaine, et le cycle de l’eau en particulier », précise-t-elle. Après son cursus en école d'ingénieur, elle a décidé de se spécialiser dans l'hydrologie.
Carole Dalin se souvient de son doctorat à l’Université de Princeton, où elle a pu explorer les interactions entre les sciences naturelles et les politiques publiques. Ce programme, appelé PEI-STEP (Princeton Environmental Institute - Science, Technology, and Environmental Policy), lui a permis de combiner des compétences quantitatives issues des sciences dures avec une réflexion approfondie sur les politiques environnementales, notamment dans le cadre du commerce agroalimentaire. « Ces expériences m’ont permis de mesurer l’importance à la fois de la rigueur disciplinaire et de la considération de multiples enjeux, souvent étudiés séparément », souligne-t-elle, en insistant sur la nécessité de collaborations interdisciplinaires pour comprendre et résoudre les problèmes complexes qui se posent aujourd'hui.
L’agriculture et la gestion de l’eau : un enjeu majeur
Elle met au centre de ses recherches l'importance de l'agriculture dans la gestion des ressources en eau. Lors de sa participation à la Nuit de l’énergie de l’ENS, le 20 octobre 2024, elle a donné une conférence intitulée « La conversion énergétique la plus impactante sur notre planète : l’agriculture », où elle a expliqué le rôle fondamental de l'agriculture dans la consommation d'eau à l'échelle mondiale.
« L’agriculture est responsable de 90 % de la consommation d’eau pour les usages humains », affirme-t-elle. Cette consommation massive d’eau est due à l’irrigation, qui représente 70 % des prélèvements en eau dans le monde, mais aussi aux pertes et gaspillages tout au long de la chaîne de production et de consommation.
La chercheuse met en lumière plusieurs solutions pour réduire l'impact de l'agriculture sur les ressources en eau, notamment en améliorant l'efficacité de l'irrigation et en adoptant des pratiques agricoles plus durables comme l’agroforesterie ou l’utilisation de variétés de cultures mieux adaptées aux conditions locales. Cependant, elle avertit des risques de l’effet rebond, où des gains d’efficacité peuvent paradoxalement conduire à une augmentation de l’utilisation des ressources si la production s’intensifie sans précautions.
Un autre point important de son travail concerne la réduction des pertes alimentaires et du gaspillage. Carole Dalin plaide pour une réduction de la consommation de produits d’origine animale dans les régions où elle est excessive, ainsi que pour une lutte contre les inefficacités dans toute la chaîne alimentaire, des champs à l’assiette. « Consommer des produits animaux, carnivores ou herbivores, au lieu de consommer directement des produits végétaux, représente des pertes importantes à chaque maillon de la chaîne alimentaire », explique-t-elle, soulignant les conséquences environnementales et énergétiques de ces choix alimentaires.
Rechercher des solutions durables pour l'avenir
Au-delà du diagnostic, la recherche de Carole Dalin vise à identifier des solutions concrètes pour améliorer la durabilité des systèmes alimentaires mondiaux. Elle est particulièrement motivée par la recherche de ce qu'elle appelles des synergies, c'est-à-dire des solutions qui apportent des bénéfices à la fois pour la santé humaine et pour l’environnement.
« Ce qui me motive est de pouvoir développer de nouvelles connaissances pour relever ce défi », affirme-t-elle. Bien que la crise environnementale puisse parfois sembler décourageante, elle pense qu'il est possible d’imaginer et de construire des systèmes plus durables, en mettant en œuvre des solutions fondées sur la nature elle-même, telles que la restauration des écosystèmes et l’utilisation de services écosystémiques comme le filtrage par haies ou les rotations de cultures pour enrichir les sols.
Ses recherches s’inscrivent selon elle, dans le cadre plus large du défi de nourrir sainement une population mondiale croissante tout en préservant les écosystèmes. « La crise environnementale est grave, mais elle n’est pas une fatalité », conclut-elle avec un optimisme teinté de réalisme. Pour elle, l’avenir des systèmes agro-alimentaires peut être radicalement différent, si les bonnes décisions sont prises à temps et si les efforts sont concentrés sur les synergies entre santé et environnement.