Morgan Labar est historien d’art. Diplômé en philosophie et docteur en histoire de l’art contemporain, il enseigne au département Histoire et Théorie des Arts à l'Ecole normale supérieure.
La culture à l’arrêt (et ses vertus)
Par Morgan Labar, historien de l'art
"... Ne pas faire comme si de rien n’était, ne pas foncer tête baissée pour à nouveau faire comme avant, des belles et grandes œuvres, mais accepter l’extraordinaire de la situation pour en tirer des conséquences ordinaires".
Morgan Labar, historien de l'art, nous invite dans ce court texte à considérer les vertus d'une culture à l'arrêt.
La culture à l’arrêt (et ses vertus)
Par Morgan Labar
Le monde de la culture a été durement frappé par la crise sanitaire, le confinement et les mesures de distanciation physique. Musées fermés, théâtres fermés, cinémas fermés, salles de concert fermées. Les lieux de culte, eux, ont pu rouvrir avant. Si l’art a quelque vertus consolatrices, force est de constater qu’elles n’égalent pas celles du ciel, aux yeux des pouvoirs publics à tout le moins. D’ailleurs, l’art console-t-il jamais ?
Attendons de lui qu’il intensifie notre présence au monde, plutôt que de chercher refuge dans des arrière-mondes. Comptons sur les artistes pour saisir, tout à la fois confusément et avec l’acuité d’une pensée plastique déjouant l’ordre du discours, le fond de l’air (troublé) du temps.
Ce court texte pose que la culture à l’arrêt n’est pas sans vertus. La culture à l’arrêt nous aide à penser l’idéologie productiviste qui façonne désormais les subjectivités contemporaines : on ne surproduit pas seulement des objets, on surproduit de la culture. Tout en relevant l’indécence qu’il y avait, fin mars, à affirmer que la crise sanitaire était une chance, le philosophe, sociologue et ethnographe du monde contemporain Bruno Latour nous invitait à nous saisir de cette crise pour « jouer le coup d’après ».
Choses simples et moyens du bord
Durant le confinement les artistes ont en général peu produit. Dans le monde de l’art parisien, lorsque les galeries ont rouvert leurs portes au mois de mai, on déplorait de ne pas avoir beaucoup de nouvelles œuvres à présenter. Mais au fond, les artistes n’ont-ils (et elles) pas fait ce que nous aurions toutes et tous voulu faire, ce qu’il nous aurait sans doute fallu faire : rien, ou presque.
En tous les cas : ne pas produire. Et à la place, pêle-mêle : lire, téléphoner, regarder un film, une vidéo Youtube ou par la fenêtre, mettre un peu d’ordre dans ses pensées, flâner à l’intérieur de soi. Ne pas produire parce qu’il faut vendre et manger, ne pas produire par contrainte ni par nécessité, pour être visible sur Instagram, mais plutôt prendre le temps du suspens. Apprécier les rues sans voitures. Ralentir. C’est certes un luxe que permettait difficilement le télétravail, les enfants à charge, la promiscuité forcée et plus encore le travail « en première ligne » de celles et ceux qui soignaient, ramassaient les poubelles, prenaient soin des plus vulnérables. Et pourtant, si l’accès à l’arrêt était inégalement réparti, voire inégalement permis, ses vertus doivent être répétées, martelées, rabâchées. Répétées en boucle comme le faisaient Gébé, Miou-Miou, Coluche, le Professeur Choron et tant d’autres dans l’inénarrable et prémonitoire film de Jacques Doillon, L’an 01 en 1973 : « ben allons-y, arrêtons tout pour de bon ». Plus d’un artiste contemporain peut nous y aider. Le simple fait qu’ils n’aient pas produit en masse, voire pas produit du tout pendant le confinement, est déjà une forme de leçon.
"C’est aussi cela, créer au temps du coronavirus : ne pas faire comme si de rien n’était,
ne pas foncer tête baissée"
Claude Lévêque, plasticien français, a insisté sur le nécessaire retour à des plaisirs simples. Selon lui la peur qui nous saisi(e)s n’a pas été propice à la création, et rien ne sert de forcer les choses. Annette Messager, qui a livré pendant le confinement un très joli Doigt d’honneur au virus en forme de vanité évanescente, grave et légère comme à son habitude, raconte comment sa pratique artistique a évolué : ses dessins se sont épurés, parce que tout se raréfiait, le matériel notamment. Il fallait faire avec les moyens du bord – du papier de qualité médiocre notamment – , ce qui a donné à l’artiste l’occasion de repenser sa pratique. Lorsqu’au début du mois de juin on a proposé à Messager de participer à une exposition à Bregenz en Autriche, elle a annoncé qu’elle n’enverrait pas de nouvelles œuvres (comment les emballer ? qui pour les convoyer ?) mais à leur place des photographies d’œuvres, parfois des photographies de photographies, de piètre qualité, prises avec son téléphone.
C’est aussi cela, créer au temps du coronavirus : ne pas faire comme si de rien n’était, ne pas foncer tête baissée pour à nouveau faire « comme avant », des belles et grandes œuvres, mais accepter l’extraordinaire de la situation pour en tirer des conséquences ordinaires. On n’a pas toujours besoin de plus grand, plus gros, plus fort, plus technologique, plus luxueux, plus spectaculaire. Or le monde de l’art contemporain est, on le sait bien, l’avant-poste de la société spectaculaire-marchande et du capitalisme mondial intégré.
Retour à l’art normal ?
Dans un texte intitulé « Les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise » Bruno Latour nous invitait à ne pas revenir à la normale : « si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. (…) À la demande de bon sens : ‘‘Relançons le plus rapidement possible la production’’, il faut répondre par un cri : ‘‘Surtout pas !’’. La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant (1) ».
Les mondes de l’art contemporains ont réagi de diverses manières aux événements des derniers mois, mais un consensus s’est rapidement (et publiquement) établi : le rythme d’avant-crise était au mieux effréné, au pire toxique. ll y avait trop de biennales, trop de foires internationales, trop d’expositions blockbusters, trop d’événements aux quatre coins du globe. On n’arrêtait pas. Or l’arrêt s’est imposé, et a imposé aux décideurs et aux financiers quelques questions que les artistes posaient déjà depuis longtemps, à l’instar de de Pierre Huyghe qui fondait en 1995 l’Association des Temps Libérés, organisant rencontres, conférences, publications pour « développer des temps improductifs pour une réflexion sur les temps libres et l'élaboration d'une société sans travail », ou de Maurizio Cattelan dont la fondation Oblomov propose une bourse d’un an à un artiste en échange de l’engagement à ne pas exposer durant l’année en question. Plus récemment, les artistes Niv Acosta et Fannie Sosa ont chargé la sieste d’implications politiques nouvelles, organisant des Black Power Naps répondant tant à l’histoire coloniale qu’à l’actualité des discriminations raciales (2).
L’arrêt et l’improductivité auraient donc quelques vertus. L’artiste Mohamed Bourouissa raconte qu’il a peu crée pendant le confinement : « Personnellement j’ai essayé de produire, mais le moins possible ». Des galeristes ayant pignon sur rue ont invité à se recentrer sur l’essentiel et organisé des ventes de charité (Kamel Mennour), ou rappelé que l’art « ça n’a pas de prix » (Christophe Gaillard). On a même vu la galerie-empire d’Emmanuel Perrotin verser dans la solidarité et la collaboration, ouvrant ses espaces parisiens à de plus petites galeries, plus menacées par la crise.
Faut-il voir dans ces déclarations et initiatives un changement de cap ? Le monde de l’art (le plus huppé) s’écarterait-il des travers qui l’ont assimilé à l’industrie du luxe depuis quelques années ? Ou faut-il voir dans ce savant mélange de philanthropie et d’opportunisme le signe d’un déplacement de la compétition, jusqu’à la surenchère, sur le terrain des bonnes intentions et de la « responsabilité sociale » des entreprises, si prisée ces derniers temps ? Un jeu de dupes ?
"L’un des grands défis du temps est de déjouer l’éthique
(et, désormais, l’esthétique) de l’entreprenariat de soi"
La question du productivisme artistique se pose avec la même acuité lorsque l’on sort des logiques de marché : les institutions publiques n’y échappent pas non plus. Dans le temps où l’on ne pouvait plus accéder physiquement aux œuvres d’art, les dispositifs de médiations culturelle ont proliféré. Un productivisme (matériel) a été remplacé par un autre (virtuel). Avant, rares étaient celles et ceux qui s’inquiétaient de la prolifération des œuvres, des expositions, des foires et des biennales. Maintenant, tout le monde semble d’accord, des artistes aux critiques d’art en passant par les plus puissants galeristes : on marchait sur la tête. Et pourtant, les « viewing rooms » digitales n’ont jamais été aussi nombreuses. Les musées n’ont jamais proposé autant de visites virtuelles, de conférences en ligne ou d’activités éducatives. Les newsletters de galeries, de centres d’arts, de musées, de fondations et autres institutions en tout genre ont inondé nos boîtes email. Tout le monde s’invitait dans votre salon, votre chambre ou votre cuisine. Il fallait à tout prix rester dans la course. Au risque, peut-être, de ne pas prendre la mesure du trouble dans lequel nous vivions.
Pierre Dardot et Christian Laval ont montré que le néo-libéralisme produit de nouveaux comportements, de nouvelles normes et même de nouvelles subjectivités où l’individu est « appelé à se concevoir comme une entreprise (3) ». Or il ne faut plus seulement être productif, il faut être créatif. Pas seulement pour l’entreprise, mais pour soi-même, jusque chez soi, jusqu’en soi – ce que les multiples injonctions à « profiter du confinement » n’ont paradoxalement fait que conforter. Le choix du vocabulaire est éloquent. Les artistes nous rappellent qu’il ne s’agissait pas tant de profiter que de suspendre. L’un des grands défis du temps est de déjouer l’éthique (et, désormais, l’esthétique) de l’entreprenariat de soi.
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(1) Bruno Latour, « Les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise » paru le 30 mars 2020 sur AOC média.
(2) Voir Romain Bigé, « Nap-in. Politiques de la sieste », paru en avril 2020 sur Pour un atlas des Figures (dir. Mathieu Bouvier).
(3) Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, p. 5.
À propos de Morgan Labar
Morgan Labar est historien d’art. Diplômé en philosophie et docteur en histoire de l’art contemporain, il est spécialiste des pratiques artistiques comiques et de leur institutionnalisation au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Il est actuellement chercheur post-doctorant à l’Institut national d’histoire de l’art (bourse annuelle de la Terra Foundation) et enseigne à l’École normale supérieure. La parution de l’ouvrage La gloire de la bêtise : régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, issu de sa thèse, est prévue en 2021 aux éditions Les presses du réel. |