La diversification des mammifères s’est accélérée bien avant l’extinction des dinosaures

Une étape-clé dans la compréhension de l'histoire de l’évolution

Créé le
1er octobre 2024
Jusqu’à il y a peu, les paléontologues estimaient que les mammifères n’étaient devenus prospères que suite à l’extinction massive des dinosaures, il y a 66 millions d’années. Cet événement aurait ainsi déclenché la diversification des espèces de mammifères.
Or, les travaux récents de chercheurs de l’Institut de biologie de l’ENS (IBENS) et de l’Université Claude Bernard Lyon 1, publiés dans la prestigieuse revue Science, révèlent un scénario bien plus complexe qu'un simple remplacement des dinosaures par les mammifères.
Grâce à un nouveau modèle statistique combinant les données d’espèces vivantes et fossiles, les scientifiques ont démontré que les mammifères ont connu un succès évolutif alors même que les dinosaures les entouraient. Ce modèle a également révélé que la biodiversité dépend d’espèces qui connaissent des conditions optimales à un moment donné, dans un environnement donné.
Hélène Morlon, directrice de recherche CNRS et Ignacio Quintero, chargé de recherche CNRS, tous deux à l’IBENS et co-auteurs de cet article, reviennent sur leurs travaux aux résultats inédits.
Hélène Morlon, Ignacio Quintero
Ignacio Quintero et Hélène Morlon

L'une des grandes questions de la biologie évolutive est de savoir pourquoi la biodiversité varie autant d'un groupe d'organismes à l'autre. La manière dont ces changements se produisent reste aujourd’hui débattue auprès des scientifiques. Quelles sont les principales hypothèses ?

Hélène Morlon : Le point de vue largement prédominant découle de celui du paléontologue G.G. Simpson, qui a postulé que la majeure partie de la biodiversité résulte d'une série de « radiations adaptatives ». En général, une radiation adaptative commence lorsqu'un organisme est capable de coloniser de nouvelles niches « vides », par exemple en développant un nouveau trait qui permet un nouveau mode de vie, ou en se dispersant sur un nouveau continent, ce qui offre des possibilités accrues de diversification.
Dans ce cas, des événements instantanés – à l'échelle géologique – et peu fréquents entraînent un changement dans le taux de diversification des espèces. Par exemple, le fait qu'il y ait plus de placentaires que de marsupiaux (1) pourrait s'expliquer par l'acquisition du placenta, une innovation clé qui a conféré un avantage évolutif. Par la suite, une grande partie du débat a porté sur l'influence relative des changements environnementaux ou de l'acquisition des nouveautés évolutives dans la création d'opportunités pour les radiations adaptatives.
 
Dans votre article, intitulé Imbalanced speciation pulses sustain the radiation of mammals et publié dans la prestigieuse revue Science, vous proposez un nouveau modèle qui fournit une caractérisation détaillée de la variation des taux de diversification chez les mammifères. Comment avez-vous construit ce nouveau modèle et en quoi est-il inédit ?

Ignacio Quintero : Les modèles précédents supposent que les changements dans le taux de diversification sont peu fréquents et se produisent instantanément dans le temps, tous les organismes descendants partageant le taux. Ce modèle représente le paradigme de la radiation adaptative dont nous avons parlé plus haut.
Au contraire, notre nouveau modèle permet à chaque espèce d'avoir des taux de diversification individuels qui évoluent dans le temps, ce qui permet une caractérisation plus flexible de la dynamique de diversification passée. Ainsi, en plus de détecter des modèles de radiation adaptative, il peut également détecter d'autres processus plus nuancés.

Comment l'intégration de données provenant à la fois d’espèces actuelles et éteintes, a-t-elle permis une meilleure représentation des événements évolutifs ?

Hélène Morlon : La capacité de combiner les informations fossiles et phylogénétiques est un atout, en particulier pour l'extinction, puisqu'il est difficile de l'estimer à partir des seuls organismes actuels. Les mammifères en particulier ont un riche registre fossile, et ce n'est que lorsque nous les avons inclus que nous avons pu retrouver une extinction massive à la limite Crétacé-Paléogène (limite K-Pg), il y a environ 66 millions d’années, ainsi que d'autres phases d'extinction importantes spécifiques à certains sous-groupes.

Votre étude montre que les mammifères, en particulier ceux qui possèdent un placenta, ont vu leur diversification accélérer bien avant l'extinction des dinosaures, ce qui contraste avec l'idée que les dinosaures ont limité la richesse des premiers mammifères. Qu’est-ce que cela révèle quant à l’importance de cet événement dans l’histoire de l’évolution ?

Ignacio Quintero : La limite Crétacé-Paléogène est marquée par l'une des cinq extinctions massives les plus destructrices qui ont remodelé la biosphère. Ce grave événement planétaire, qui a coïncidé avec l'impact d'un astéroïde, a provoqué une destruction massive : les dinosaures non aviaires et les ptérosaures ont disparu, de même que de nombreux oiseaux, mammifères, reptiles, insectes et plantes.
 

Hélène Morlon : Nos travaux révèlent un scénario plus complexe qu'un simple remplacement des dinosaures (non aviaires) par les mammifères, qui suppose implicitement qu'il existe une limite au nombre d'espèces, c'est-à-dire une limitation de la diversification imposée par la présence d’autres espèces. Au contraire, les mammifères ont connu un succès évolutif avec déjà un nombre important d'espèces alors même que les dinosaures les entouraient ; ceci fait échos au cas des oiseaux, qui semblent avoir connu un succès évolutif avant que les ptérosaures ne s'éteignent.

 

Nombre estimé d’espèces de mammifères thériens (placentaires, marsupiaux et relatifs) au cours du temps. Les événements d'extinction de masse de la limite Crétacé-Paleogène (K-Pg) et du maximum thermique du passage Paléocène-Eocène (PETM) sont indiqués.

 

Plus largement, votre étude révèle que la richesse de la biodiversité dépend d’espèces connaissant des conditions optimales à un moment donné, dans un environnement donné. En quoi vos travaux infirment-ils – ou affirment-ils – les précédentes hypothèses ?

Hélène Morlon : Les chercheurs se sont efforcés d'identifier certains événements ponctuels qui expliquent pourquoi certains clades (2) comptent plus d'espèces que d'autres, en lien avec la prédominance de la théorie des radiations adaptatives. Cette tendance a été renforcée par l'absence de modèles mathématiques permettant d'interpréter différemment l'histoire de la diversification. Cependant, on sait depuis longtemps que les différences de richesse en espèces entre groupes d'organismes frères (i.e., issus du même ancêtre) ont lieu à toutes les échelles phylogénétiques. Par exemple, le clade des placentaires et des marsupiaux compte 6635 espèces, contre 5 espèces pour l'ornithorynque et ses proches. Alors que ce déséquilibre à travers les échelles phylogénétiques ne peut émerger selon le paradigme précédent, il émerge naturellement de notre modèle.

 

Radiation complète des mammifères, incorporant l'arbre des espèces actuelles et de celles qui se sont éteintes ou qui n'ont pas été échantillonnées à l'heure actuelle. Il s’agit d’un échantillon d'arbre complet représentatif ; les couleurs plus chaudes représentent des taux de spéciation plus élevés. Les arcs radian colorés environnants identifient la diversité des 14 clades de mammifères, avec des silhouettes d'espèces et des chiffres romains pour l'identification. Les lignes grises en pointillé précisent l'échelle de temps tous les 40 Myr dans le passé, et les lignes grises pleines précisent, dans l'ordre, les événements d'extinction de masse K-Pg puis PETM.

 

En quoi ces résultats et plus largement vos recherches, pourraient-ils, à terme, contribuer à mieux affronter les grands défis environnementaux actuels ? Votre modélisation permet-elle de prédire les futurs phénomènes de spéciation ?

Ignacio Quintero : La spéciation est en général un processus lent. Pour donner un ordre de grandeur, on estime qu’il y a en moyenne un événement de spéciation par espèce chaque million d'années. On ne peut donc pas compter sur les spéciations futures pour faire face à la crise actuelle de la biodiversité.
Par contre, si on veut mettre en place des modèles de la biodiversité qui permettent de faire des prédictions futures dans un contexte de bouleversements environnementaux, même à des échelles de temps beaucoup plus courtes, de l'ordre de la dizaine ou centaine d’années, que les échelles de temps géologiques que nous considérons, de l’ordre du million d’années, on ne peut ignorer l’histoire évolutive des espèces.
Par exemple, si un groupe d’espèces a été capable de s’adapter beaucoup plus rapidement qu’un autre à des changements environnementaux dans le passé, il aura très certainement plus de facilité à s’adapter également aux changements actuels, même si ceux-ci sont assez différents des changements passés. Nos recherches permettent de donner cette perspective aux modèles prédictifs de la biodiversité.  

Quelles vont être les prochaines étapes de vos recherches ?

Hélène Morlon : Notre modèle semble mieux décrire le processus de diversification du vivant, mais n'identifie pas les processus sous-jacents. Nous sommes en train de développer des modèles capables de détecter si certains traits des espèces et environnements ont joué un rôle déterminant dans l’hétérogénéité que nous observons dans les taux de diversification. Nous commençons aussi à développer des modèles de spéciation qui permettent d’avoir des attendus théoriques sur la façon dont les taux de spéciation dépendent de paramètres clés tels que la taille des populations, ou encore les taux de mutation et de migration.

 

(1)    Lors de la gestation, la majorité de marsupiaux ne produisent pas de placenta et leurs petits naissent dans un état de développement rudimentaire, appelé larve marsupiale.
(2)    Dans la classification des êtres vivants, un clade regroupe un ancêtre et tous ses descendants. Un clade représente ainsi un groupe d’espèces.

 

Bibliographie

-    Imbalanced speciation pulses sustain the radiation of mammals, Ignacio Quintero (Institut de Biologie de l’ENS (IBENS), Département de Biologie, École normale supérieure, CNRS, INSERM, Université PSL), Nicolas Lartillot (Université Claude Bernard Lyon 1, CNRS, VetAgroSup, LBBE, UMR 5558, F-69100 Villeurbanne, France) et Hélène Morlon (Institut de Biologie de l’ENS (IBENS), Département de Biologie, École normale supérieure, CNRS, INSERM, Université PSL), Science, 30 mai 2024, DOI: 10.1126/science.adj2793

-    Les mammifères ont commencé à se diversifier bien avant l’extinction des dinosaures, CNRS, 25 juin 2024
 

À propos d’Hélène Morlon
 

Très tôt, Hélène Morlon a eu l’envie d’avoir « un métier passion », auquel elle puisse y trouver un sens. Après une licence de mathématiques obtenue à l’ENS de Cachan, elle effectue un master d’écologie à cheval entre l’ENS-PSL, l’Université Pierre et Marie Curie (aujourd’hui Sorbonne Université) et le Muséum national d’Histoire naturelle. « Je me suis tournée vers la recherche en écologie et évolution par goût pour les milieux naturels, l’envie de les comprendre pour mieux les protéger », justifie-t-elle.

Hélène Morlon obtient un doctorat en sciences environnementales à l’Université de Bordeaux en 2005. « Mais j’ai vraiment commencé mes recherches sur la biodiversité en post-doctorat aux États-Unis, où je suis restée plus de 5 ans », explique la scientifique. Recrutée ensuite au CNRS en section interdisciplinaire, elle rejoint le Centre de Mathématiques Appliquées de l’École Polytechnique en 2010. En 2014, Hélène Morlon répond à un appel d’offres de l’Institut de Biologie de l’ENS-PSL (IBENS) pour y monter l’équipe « modélisation de la biodiversité », où elle travaille toujours en tant que directrice de recherche CNRS. « J’aime être dans un environnement qui valorise l’interdisciplinarité, avec des étudiants qui reçoivent cette culture, et ont parfois de doubles formations en biologie et mathématiques. » Hélène Morlon est soucieuse d’offrir aux jeunes chercheurs et chercheuses de son équipe « un environnement leur permettant de faire la transition depuis les sciences computationnelles vers la recherche sur la biodiversité, ou d’enrichir leurs recherches sur la biodiversité avec des outils de modélisation », détaille-t-elle. « J’apprécie également la liberté que m’offre mon métier de chercheuse. »

 

À propos d’Ignacio Quintero

 

Depuis tout petit, Ignacio Quintero est « fasciné » par le monde naturel et son incroyable diversité. Au lycée, sa mère lui offre pour son anniversaire un recueil d’essais du paléontologue Stephen J. Gould, qui lui fait réaliser « le formidable pouvoir explicatif » de l'évolution pour comprendre la biodiversité.

Ignacio Quintero obtient sa licence de biologie à l'Université des Andes, à Bogotá, en Colombie, son pays d’origine. Il effectue sa thèse à l'Université de Yale, aux États-Unis, dans le département d'écologie et de biologie évolutive. Son diplôme en poche, il dépose sa candidature pour un post-doctorat à l’Institut de biologie de l’ENS (IBENS), auprès d'Hélène Morlon, avec qui le chercheur souhaitait travailler depuis plusieurs années. « J’apprécie beaucoup l'environnement interdisciplinaire de l’IBENS, qui est aussi solidement ancré dans les sciences exactes. », estime-t-il. « Sans parler du niveau très compétitif des personnes y travaillant. »

Après un post-doctorat de 4 ans, incluant une bourse Marie Curie, Ignacio Quintero est recruté en 2024 au CNRS. « En concevant des modèles probabilistes, j'ai pu explorer les processus évolutifs passés, ce qui est très gratifiant », explique le scientifique. « La recherche m'offre la liberté d'assouvir ma curiosité, de me faire une idée de la façon dont le monde fonctionne et d'avoir les moyens de la tester. »