La poésie, elle, ne rompt pas.
Par Marc Porée
Quand "quelque chose, à l’intérieur de soi cette fois, menace de se briser", Marc Porée nous invite à nous tourner vers les poètes. A l'image, dernièrement, d'Amanda Gorman, ils, elles, aiment à rappeler que la poésie œuvre bel et bien au redressement du monde.
La poésie, elle, ne rompt pas.
Par Marc Porée, professeur de littérature anglaise au département Littératures et langages de l'ENS-PSL.
En ces temps de pandémie, quand tout s’interrompt – théâtre, concerts, restaurants, cinémas… -- et que quelque chose, à l’intérieur de soi cette fois, menace de se briser, rappelons-nous que la poésie, elle, ne rompt pas.
« Le coronavirus » … déjà un hémistiche !
L’épigramme peut cadencer ! (1) »
Le ton se veut persifleur, car la poésie ne déteste pas se moquer, mais c’est une conviction solidement ancrée qui se donne à entendre chez Michel Deguy. Pas question de se laisser interrompre par la pandémie en cours. Parler de «poétique, et continuée par tous les moyens », c’est bien, mais écrire un poème, un méchant poème de surcroît, c’est mieux. D’emblée, ce « déjà un hémistiche ! » montre le refus de se laisser entamer. Ne rien céder à l’ennemi, et, si possible troquer le mal qu’il nous fait pour un bien. Le bien que nous procure en retour le poème, fort de son désir de déjouer tous les malheurs du monde et faisant flèche de tout bois. « Cadencer », autrement dit prendre pour carburant «L’énergie du désespoir (2)», impulser un rythme tel que, bousculée et non plus crainte, la Covid en vienne à perdre sa « Couronne ». Cela s’appelle remotiver l’arbitraire du signe à notre profit. En son temps, Du Bellay pleurait ses «ennuis» -- what else ? -- et, ce faisant, les éloignait :
Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante;
Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuicts.(3)
« Jours et nuicts », soit, selon l’idiome en vogue ces temps-ci, « 24/7 ». Poésie et interruption seraient-elles donc exclusives l’une de l’autre ? Telle est la question.
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n'est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi ;
Mais rien ne vient m'interrompre :
Je mange tout à loisir
Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.
Interrompu alors qu’il se gobergeait à la table de son hôte de la ville, le rat des champs ne veut pas risquer une nouvelle fois de l’être. Avec sa fable sur les parasites et le parasitage, entre brouillage de la communication et détournement de la production, Jean de La Fontaine met en lumière la puissance de « corruption » à l’œuvre dans l’interruption, ce facteur de désordre qui rend la situation malsaine ou dangereuse, selon le sens ancien de l’infinitif « corrompre ». La crainte du retour du maître de céans gâte le « plaisir » ; plus sournoisement, elle introduit un coin entre deux rongeurs qui se croyaient liés par des intérêts et des goûts communs. Leurs chemins, désormais, divergeront. Mais trêve de paraphrase : c’est grâce aux rimes embrassées, laissant à l’extérieur « interrompre » et « corrompre », pour se recentrer sur « loisir » et « plaisir », que la poésie continue, qu’elle se poursuit alors même que se dispersent les convives d’un jour. Tout du long ont prévalu la « couplaison » et la « parité phonique », comme les nommera plus tard Roman Jakobson.
Pour d’autres, l’interruption corrompt absolument. Ainsi Samuel Taylor Coleridge, l’auteur de « Kubla Khan », le plus surréaliste des poèmes anglais. « Le visiteur venu de Porlock » l’aura interrompu à tout jamais dans son élaboration d’un poème de deux à trois cents vers, inspiré par la figure d’un seigneur de la guerre, et son palais d’été, associant le soleil et la glace, un dôme en surface et des cavernes souterraines (ou sous-marines) :
It was a miracle of rare device,
A sunny pleasure dome with caves of ice ! (4)
Un miracle d’une rare ingéniosité,
Ensoleillé, le plaisant dôme, avec la glace des cavités.
En faisant irruption dans son songe opiacé, l’intrus, le fâcheux, aura fracassé la somme poétique escomptée, devenue, au réveil, une petite cinquantaine de vers d’allure bancale et disjointe, d’où surnage quand même le désir de poésie – qui reviendrait, mais on notera le conditionnel, à s’efforcer d’échafauder dans les airs, pour ne pas dire en pure perte :
That sunny dome ! those caves of ice !
Soit, campant de part et d’autre d’une frontière devenue infranchissable, le feu et la glace, tout à l’heure à l’unisson, désormais dissociés.
Mais, disions-nous, la poésie ne rompt pas. De fait, le désir qui la sous-tend s’y oppose en tout point. A commencer par un « dur désir de durer » sous le régime du parallélisme. En 1741, l’évêque anglican et futur grammairien émérite Robert Lowth prononce, en latin, une série de conférences sur la poésie hébraïque. Bien avant Jakobson, il décèle dans la poésie de la Bible, puis, de fil en aiguille, en toute configuration poétique, « une certaine égalité, une ressemblance ou un parallélisme entre les membres de chaque période, de sorte que, d’un vers à l’autre, les choses vont pour l’essentiel répondre aux choses, les mots aux mots, comme s’ils s’accordaient selon une sorte de règle ou de mesure commune ». Ce désir de correspondance, tout poète le fait sien, mais nul davantage que le poète jésuite Gerard Manley Hopkins :
As kingfishers catch fire, dragonflies draw flame;
As tumbled over rim in roundy wells
Stones ring; like each tucked string tells, each hung bell's
Bow swung finds tongue to fling out broad its name (5) ;
Tout comme le martin-pêcheur prend feu, la libellule s’enflamme;
Comme précipitée par-dessus bord dans le rond du puits,
La pierre résonne ; un brin de corde pincée parle, autant que sonne
La panse du carillon, trouvant langue et propageant son nom.
Hopkins associe parallèle de position et de forme, pour l’accoupler à un autre désir, de ressemblance celui-là, rendu par la comparaison, avec son « comme », mais aussi par l’analogie et la métaphore qui, eux, s’en passent. A l’harmonie des correspondances, allitérations et autres assonances, répond, en écho, la poésie des corrélations, adepte du balancement (hérité des constructions latines : ut/ita ; talis/qualis) et partisan du rassemblement : la poésie rassemble autant ce qui (se) ressemble que ce qui apparaît de prime abord dissemblable. Plus tard, le fameux axiome éluardien imposera l’idée selon laquelle les comparaisons les plus folles ne sauraient mentir :
La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre (6)
Désir de « redressement », ensuite. On doit sa formulation à un prix Nobel de littérature, le poète irlandais Seamus Heaney, dans The Redress of Poetry (7) . To redress, en anglais, c’est redresser, mais c’est encore réparer ou restaurer. Le titulaire à l’époque de la chaire de poésie d’Oxford fait d’une pierre deux coups : il répare le tort fait aux poètes, les rétablissant à leur juste place, les défendant, et avec eux, la poésie, conformément à une longue tradition en littérature ; il promeut une poésie érigée en force de rééquilibrage, à même de faire contrepoids à tout ce qui écrase l’imaginaire et réprime les corps. Nous sommes en 1989, avant la chute du mur, quand paraît l’ouvrage. Les poètes d’Europe de l’est, enfermés derrière le rideau de fer, Heaney s’en nourrit, pour sa propre compréhension des « Troubles » en Irlande du Nord. « Redresser » est une idée politique, en même temps qu’une idée de physicien. Tel un nouvel Archimède, le poète réclame un levier, par lequel peser dans et sur le monde. Attention, toutefois : le Redress poétique transforme, voire transfigure, le réel, mais sans y renoncer. « Ni le simple factuel, ni le pur imaginaire (8) ». Balancement, là encore, entre un réel à renouveler et des chimères à ramener sur terre.
Ces désirs, ce roulis, Arthur Rimbaud les incarne, comme personne. Les rêves, il les aura rejetés, « par sa faute ou la leur (9) ». La poésie, le sieur se disant négociant s’en sera « opéré vivant », toujours selon Mallarmé (10). Mais les navires qu’il a pris ou composés continuent d’inviter au voyage. Depuis le pont du « Bateau ivre », les « péninsules démarrées », les tohu-bohus, même « triomphants », font d’abord croire à une danse, oui, mais de Saint-Guy. Presqu’en bout de course cependant, un cap – un point d’Archimède ? -- se fait jour :
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? (11)
Exaltante, telle nous paraît, à nous qui en manquons cruellement, la perspective d’une telle « Vigueur » à venir. Il est vrai que les « vagues » à répétition d’un virus scélérat sur lesquelles nous « voguons » à l’aveuglette nous font douter chaque jour un peu plus. Reste à évaluer la réalité de ce phénomène « futur ». Pourquoi ne pas s’y essayer avec les armes de la poésie ?
Des Etats-Unis d’Amérique, souvent terre d’élection de la « future Vigueur », une première réponse nous est venue, lors de la cérémonie d’investiture du Président Joe Biden en janvier 2021. En des accents messianiques, la jeune poète noire Amanda Gorman a su, au lendemain de la sinistre prise d’assaut du Capitole, gravir une autre « colline » et revisiter, à sa façon, la fable de La Fontaine, « Le chêne et le roseau ». Oui, au plus fort de la tourmente, le roseau de la démocratie a plié, mais sans rompre, et, non, la nation américaine « n’est pas brisée / Mais simplement inachevée » :
That even as we grieved, we grew.
That even as we hurt, we hoped.
That even as we tired, we tried. (12)
Tout en faisant de la peine, nous grandissions.
Tout en faisant le mal, nous espérions.
Tout en étant mis à l’épreuve, nous faisions nos preuves.
Quand les mots chantent et se répondent ainsi, en cadence et sans mentir, comment ne pas croire que la poésie œuvre bel et bien au redressement du monde ?
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(1)" Michel Deguy, « Coronation », consulté le 14 février 2021.
(2)"Michel Deguy, L’énergie du désespoir ou d’une poétique continuée par tous les moyens, Paris, Collège International de philosophie, 1998.
(3)"Joachim du Bellay, Œuvres complètes, édition Séché,tome 3.
(4)"Samuel Taylor Coleridge, “Kubla Khan” [1797-1816], Coleridge’s Poetry and Prose, Norton, New York, 2004.
(5)"G.M. Hopkins, “As kingfishers catch fire”[1877], The Major Works, Oxford World’s Classics, 2002.
(6)"Paul Eluard, septième poème du chapitre « Premièrement », de L’Amour la poésie (1929).
(7)"Seamus Heaney, The Redress of Poetry, Faber & Faber, Londres, 1990.
(8)"Michael Edwards, Le génie de la poésie anglaise, Le Livre de Poche, Paris, 2006, p. 13.
(9)"Stéphane Mallarmé, “Divagations” (1897).
(10)"Stéphane Mallarmé, ibid.
(11)"Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre » (1871).
(12)"Amanda Gorman, « The Hill We Climb ».
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À propos de Marc Porée Ancien élève de l'ENS (1975), Marc Porée, est agrégé d’anglais (1978), docteur de 3e cycle (1984), habilité à diriger des recherches (1996) et professeur de littérature anglaise au département Littératures et langages, dont il a été le directeur de 2013 à 2020. Ses recherches portent sur le romantisme, la poésie anglaise (XIXe-XXIe), la fiction britannique contemporaine, le roman indo-anglais, l’anglicité. |