La réorganisation des savoirs et des enseignements face aux crises écologiques

Par Freddy Bouchet, Florian Couveinhes Matsumoto, Marc Fleurbaey, Alessandra Giannini et Corinne Robert

Créé le
27 février 2024
Face aux crises écologiques actuelles, aux  défis civilisationnels et épistémologiques, des chercheuses et chercheurs, enseignantes et enseignants de l'ENS-PSL expriment ici leur responsabilité historique et existentielle, ainsi que leurs désirs de contribuer à des changements essentiels dans l’évolution de leurs enseignements et la formation de leurs étudiantes et étudiants aux enjeux écologiques.
Conscience Science
© Pole communication ENS-PSL

La réorganisation des savoirs et des enseignements face aux crises écologiques

Par 

Freddy Bouchet - Physicien spécialiste de l'étude des extrêmes du climat de la résilience du système électrique, Directeur de Recherche au CNRS et Professeur Attaché ENS-PSL au département de Géosciences l'ENS-PSL.
Florian Couveinhes Matsumoto - Maître de conférences en Droit public et directeur des études du parcours « Droit » du Département de Sciences Sociales de l'ENS
Marc Fleurbaey - Directeur de Recherche CNRS, Professeur à PSE et Professeur Attaché ENS-PSL
Alessandra Giannini - Climatologue, professeure à l’ENS-PSL, directrice du CERES (Centre de formation sur l'environnement et la société)
Corinne Robert, Agroécologue, spécialiste en régulation écologique et fonctionnement des socioagrosystèmes dans le cadre de la transition agroécologique à l'INRAE et enseignante au CERES.

La science que nous enseignons nous informe sans ambiguïté sur la profondeur des crises écologiques actuelles : une disparition sans précédents d’espèces naturelles, l’atteinte de nombreuses limites qui rendent nos modes de production et de consommation présents totalement insoutenables à moyen terme, un réchauffement climatique qui s’il n’est pas stoppé peut conduire à des déstabilisations régionales cataclysmiques, etc. L’habitabilité même de la planète est en question. Quant aux crises politiques, économiques, géopolitiques qui s’amplifient sous la pression de l’environnement mais également sous l’effet de tendances délétères inhérentes au capitalisme débridé, elles détruisent les possibilités de vie commune pacifique pour l’humanité, avant même que la planète devienne inhabitable.

Cette crise des conditions d’habitabilité de la planète, dont nous informe les sciences de la nature, entraîne ou peut-être correspond à une crise civilisationnelle qu’examinent de leur côté les sciences humaines et sociales. Or, cette double crise ébranle tout, et les sciences mêmes qui l’étudient ne font pas exception. Comme premier exemple de secousse épistémologique, les sciences physiques et de la nature montrent clairement la pertinence, parfois la nécessité, de certaines solutions technologiques comme outils d’atténuation du changement climatique, mais ces sciences montrent aussi et surtout que des solutions technologiques, non accompagnées d’une remise en cause fondamentale de nos modes de production et de consommation, sont totalement inaptes, voir nocives, pour aller vers un monde durable. La nécessaire reconfiguration du sens, des finalités, et de la place de la technologie dans nos projets politiques, remet en cause directement les modes de production et de transmission de nombreux savoirs scientifiques. Comme deuxième exemple de secousse, on peut rappeler que de nombreuses sciences humaines et sociales se sont constituées ces derniers siècles autour de l’étude de deux pôles principaux : l’économie et le politique. Face aux crises écologiques qui illustrent brutalement notre interdépendance avec les milieux naturels, ces sciences se trouvent face à la nécessité de reconsidérer leurs fondements pour faire place à un troisième pôle, écologique. L’interdépendance entre les êtres vivants, entre les sociétés humaines, entre les sphères économiques, politiques, culturelles, et l’interdépendance entre les crises elles-mêmes obligent à mobiliser de multiples approches et disciplines pour penser la complexité systémique que nous ne parvenons pas encore à bien comprendre. Ces remises en cause ébranlent tout particulièrement les hypothèses classiques en économie, mais aussi les fondements de nombreuses autres sciences humaines. Par exemple dans le domaine du Droit, la séparation stricte entre Droit économique et Droit de l’environnement apparaît non seulement comme dépassée, mais comme un obstacle fondamental à la compréhension des enjeux actuels et à la réorganisation indispensable et en cours de nos modes de production et de nos investissements. Enfin, troisième exemple, de nombreuses questions décisives ne peuvent pas être traitées dans les cadres disciplinaires classiques, ou même dans un cadre pluridisciplinaire. En effet, les défis fondamentaux autour de l’eau, de l’énergie, de l’alimentation, de la place laissée aux vivants non-humains, nécessitent une science d’un type nouveau où les questions pertinentes elles-mêmes, et les présupposés moraux attachés à ces questions, ne peuvent être identifiés par des disciplines fermées sur elles-mêmes, et doivent être le fruit d’un dialogue transdisciplinaire entre les différents acteurs de la société et les scientifiques.  

Face à ces défis civilisationnels et épistémologiques, nous, chercheurs-euses et enseignant-e-s, avons vis-à-vis des femmes et des hommes qui viendront après nous, une responsabilité historique et existentielle. Cette responsabilité nous est d’ailleurs rappelée énergiquement par nos propres étudiant-e-s, et par d’autres acteurs de la société. Face à ces injonctions justifiées, et à nos propres désirs de contribuer à des changements essentiels, il serait illusoire de penser que nous connaissons déjà les modes d’analyse et d’enseignement les plus adaptés. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà réfléchir aux principes des changements souhaitables et éclairer les ambivalences que font naître les premières expériences de refondation.

D’un côté en effet, nous devons être pragmatiques et acharnés pour répondre aux urgences de millions de personnes et de pans entiers de la vie non-humaine, victimes des crises actuelles ; de l’autre, nous devons repartir en quête de nos représentations fondamentales, méditer sur nos présupposés les plus ancrés en nous ouvrant aux perspectives multiples des populations humaines, au ressenti des autres espèces, aux savoirs anciens dont la redécouverte est parfois essentielle. Enfin, comme le chirurgien fait face à la mort sans fatalisme, nous devons, dans ce monde complexe, incertain, mouvant-vivant, faire de nos vies et contribuer à faire des vies de nos étudiant-e-s, la génération de femmes et d’hommes la plus audacieuse, la plus organisée et la plus entreprenante que le monde n’ait jamais connu. Bref, nous devons être des chercheurs et chercheuses rigoureux en situation de tempête, mais aussi être volontaires dans nos entreprises.

En effet, la « science avec conscience » doit obligatoirement composer aujourd’hui avec une forme de volontarisme. Et cela est ou peut sembler paradoxal : la recherche n’est-elle pas une entreprise consciencieuse, libre et désintéressée ? Ces qualités ne sont-elles pas un trésor à préserver contre vents et marées ? Pourtant, face aux enjeux et à l’urgence, l’alternative entre désintéressement et liberté d’une part, et recherche finalisée d’autre part, n’est pas tenable. Nous devons combiner ces deux objectifs. Mais pour quelles fins et avec quels moyens ? Les finalités souhaitables doivent légitimement venir des mondes sociaux, économiques ou politiques, surtout du côté des populations les plus vulnérables et les plus désavantagées, mais elles doivent également, autant que possible, être co-construites avec les enseignant.e.s et les chercheurs.ses qui se donnent pour mission de penser les transitions nécessaires. Par ailleurs, un effort considérable de réflexivité par chaque discipline est indispensable, en parallèle d’une attention accrue de chacun-e aux autres disciplines.

Pour l’évolution de nos enseignements, à court terme, nous pouvons schématiquement distinguer trois types d’objectifs. Un premier but est de former l’intégralité des étudiant-e-s aux enjeux écologiques, aux solutions possibles, aux projets de transformation existants, le but étant de contribuer au développement de futurs citoyen-e-s, chercheurs-ses, et enseignant-e-s éclairés face à leurs choix futurs. Un deuxième objectif est de former les étudiant-e-s pour qu’ils connaissent et participent dans leurs recherches futures aux grandes questions des transformations en cours, dans leurs disciplines scientifiques, et au sein de la société, et qu’ils soient armés pour le débat public sur les questions environnementales où leurs disciplines sont directement pertinentes. Enfin un troisième but est de former les étudiant-e-s à des remises en cause plus profondes des présupposés de nos cultures, des disciplines scientifiques existantes, de les aider à aborder des questions qui transcendent les disciplines, et à s’engager dans les transformations structurelles et systémiques nécessaires. Ces objectifs, d’ambition variable, sont tous essentiels et complémentaires pour agir à la fois sur le court et long terme.

Pour répondre à ces objectifs, de très nombreuses initiatives ont fleuri à l’École. S’il serait illusoire d’énumérer ici, la description de quelques exemples emblématiques peut cependant être utile. La formation obligatoire et pluridisciplinaire aux Grands enjeux de la transition écologique et sociale que l’École a organisée pour la première fois cette année, et qui constitue la principale concrétisation de l’engagement pris par la direction dans le cadre de l’Accord de Grenoble, est un exemple de réponse  au premier objectif. Cette première expérience d’enseignement « global » impliquant toutes les disciplines nous apprend que l’adaptation de la recherche et de l’enseignement aux exigences de la transition écologique, ne concerne pas seulement les objets des disciplines, ou leurs méthodes, ou les apports respectifs des collègues de différentes matières, mais aussi les formes les plus pertinentes d’enseignement ou de combinaisons d’enseignements. Les tables-rondes et colloques successifs sur l’adaptation de l’enseignement de l’économie et sur celle de l’enseignement du Droit économique à la transition écologique ont d’ailleurs abouti à cette conclusion. Ainsi, lors du second événement, plusieurs intervenant-e-s ont souligné l’intérêt du plein engagement des étudiant-e-s dans des cliniques juridiques comme JETE (à Sciences Po) ou EUCLID (à Paris Nanterre, notamment à travers un master auquel l’ENS est associée, donc ouvert aux normalien-ne-s), ou dans des projets de recherche : l’apprentissage de la recherche par la recherche, somme toute. Ces deux colloques sont des exemples emblématiques du deuxième type d’objectif.

L’ensemble des cours « société » du Master de géoscience « Sciences de la terre et des planètes, environnement »  de l’université PSL, à l’ENS, entrent aussi dans le deuxième type d’objectif, pour former les étudiants sur les débats de société en liens avec le climat, l’environnement, l’énergie, et les ressources matérielles. Notons également le rôle majeur joué par le CERES qui, en mutualisant toutes les énergies dans le domaine de l’environnement, les stimule grandement. Il propose en effet un ensemble extrêmement riche d’ateliers, de projets tutorés et plus d’une vingtaine de cours, beaucoup d’entre eux avec un caractère fortement interdisciplinaire. Par ailleurs, il recense une vingtaine d’autres cours à l’ENS, en relation avec les crises écologiques. Parmi tant d’autres, le cours Transition énergétique ou le séminaire Changement climatique : sciences, sociétés, politique sont des exemples de traitement de grandes questions dans un cadre qui dépasse les disciplines,  le cours Grands débats de l’environnement : questions de conservation,  aborde une grande question environnementale et les approches transdisciplinaires associées, et l’atelier Écriture créative sur le changement climatique un exemple de mobilisation des imaginaires dans un contexte de changement climatique.

Notons pour finir le projet passionnant du Master sur les sciences de la durabilité de PSL, à l’ENS. Il résulte d'une synergie sans précédent entre l’ENS, Dauphine, Chimie Paris, et l’École nationale des Chartes, un projet d’enseignement rigoureux mais aussi interdisciplinaire et transdisciplinaire. L’objectif de ce master entre clairement dans le cadre de la troisième série d’objectifs. Par ailleurs, ce Master est fortement lié au projet de Grand Programme de Recherche de PSL, TERRAE. Le but principal de ce projet de recherche, comme de celui du Master, est d’accélérer les transitions écologiques, en inventant des sciences transdisciplinaires, c'est-à-dire en travaillant avec les acteurs non-scientifiques dans la société, en prise directe avec les transformations.

Ces multiples exemples illustrent le dynamisme de l’ENS pour réorganiser ses enseignements. Ils ne sont cependant que les premières étapes d’une réorganisation plus profonde des savoirs, des méthodes et des cadres disciplinaires, qu’on invite les normalien-ne-s à vivre, non sur le mode de l’angoisse, mais sur celui du défi que leur génération, avec les autres, doit relever.

Freddy Bouchet, Florian Couveinhes Matsumoto, Marc Fleurbaey, Alessandra Giannini et Corinne Robert.