« Le cinéma est le plus grand vecteur d’énergie jamais mis au point »
Nuit de l’énergie : rencontre avec Antoine de Baecque, historien, critique de cinéma et nouveau directeur du département ARTS à l'ENS-PSL
À l’occasion de la Nuit de l’Énergie de l’ENS-PSL, qui se tiendra le 20 septembre prochain, nous sommes partis à la rencontre de chercheurs et chercheuses participant à cet événement phare de la rentrée de l’École.
Entretien avec Antoine de Baecque, historien, critique de cinéma et professeur à l’ENS, qui présentera un film rare de Jean-Luc Godard, « Puissance de la parole » (1988), « pour tenter de canaliser toute son énergie, la récupérer et la transmettre au public.»
Vous participez à la Nuit de l’énergie de l’ENS, pouvez-vous nous offrir un avant-goût de la conférence que vous y donnerez, suite à la projection de Puissance de la parole de Jean-Luc Godard (1988) ?
Antoine de Baecque : D’abord, c’est un film relativement rare et peu connu de Godard, et voilà l’occasion de le partager : il illustre bien un moment fort de l’œuvre, les années 1980, ce qu’on peut appeler son deuxième « âge d’or ».
Ensuite, mon idée consiste à partir d’un film relativement court, de 25 minutes, que l’on pourra visionner entièrement, de tenter de canaliser toute son énergie, la récupérer afin de la transmettre au public. Dans cette commande de France Télécom, Godard transfigure en effet le « film d’entreprise » en un opus lyrique, épique, où les images et les sons, montés ensemble, font feu de tout bois.
Le film est grave, il part d’une rupture amoureuse, de la fin d’une histoire et de la fin du cinéma. Mais en brassant les tableaux, les textes, les films, la nature et la musique, il réinvente l’amour, l’histoire, le cinéma. Godard parvient en quelque sorte à « mourir en beauté », poussant à fond l’expérience de la vision et de l’écoute. En mettant à plat le film, en identifiant et analysant tous les registres qui s’y croisent, l’idée est de refaire fusionner ces éléments dans l’esprit des spectateurs pour leur insuffler l’énergie de ce qu’ils viennent de visionner.
Comment le propos de votre conférence s’inscrit-il dans ce thème de l’énergie proposé par cette nuit ?
Antoine de Baecque : Selon moi, Puissance de la parole, jouant avec fluidité et sens du mouvement, procure une constante impression d’énergie, qui parcourt l’écran et galvanise son spectateur. C’est là où l’énergie prend forme. L’image principale du film, c’est l’onde qui coule, la vitesse d’un torrent, l’énergie sans cesse renouvelée d’une eau qui roule les pierres, fait, défait, refait ses courbes aquatiques et déroule ses arabesques au gré des galets, des ressauts, des obstacles, comme un flux qui se fraye son chemin malgré une résistible difficulté. Là est l’énergie de la vie, de la nature. C’est cela qui remet en route les amants séparés.
Plus largement, comment le cinéma amplifie-t-il l’énergie des acteurs ? Et à quel moment peut-on parler d'« énergie » au cinéma ?
Antoine de Baecque : J’ai toujours défendu l’idée que le cinéma, c’est la mise en scène, c’est une forme qui donne mouvement aux images, qui lance les corps dans l’espace, qui enregistre de manière réaliste les gestes et les idées des hommes et des femmes, les vibrations et les élans de la nature. C’est en ce sens qu’on doit parler de l’énergie du cinéma : tout ce qui met en mouvement, tout ce qui capte les déplacements, tout ce qui enregistre les bruits du monde, même aux limites de l’immobilité et du silence, confère à l’art son énergie. Le cinéma est le plus grand vecteur d’énergie jamais mis au point. La machine date de près de 130 ans, mais elle fonctionne toujours !
En tant que scientifique, pourquoi est-ce important de participer à cette Nuit et également que le grand public vienne y assister ?
Antoine de Baecque : Je n’ai jamais conçu la recherche enfermé seul dans mon coin. Ou plutôt : il y a un temps de l’isolement, du travail en bibliothèque, en archives, de conception et d’écriture. Puis, je crois fondamental de partager cette trouvaille qu’est le résultat de la recherche. Je le fais par le texte, par l’enseignement, mais la rencontre avec un public est fondamentale. Ce public n’est ni grand ni petit : cette rencontre commence à deux ! Car chacun, chacune est important. Il ou elle transporte ailleurs le chercheur, la chercheuse. Cela déplace, cela informe, cela met en question, cela concerne. La recherche est toujours plus riche quand elle a croisé l’altérité ! Mais j’espère tout de même que nous serons plus que deux…
À propos de Antoine de Baecque
Il est aussi membre du conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France et des Rendez-vous de l’histoire. Il fait partie du Comité de rédaction du "Monde des Livres", des revues "Cineaste" (New York), "L’Histoire" et de la "Revue de la Bibliothèque Nationale". Il est membre de la Commission d’aide à l’écriture documentaire du CNC. En septembre 2024, Antoine de Baecque devient le nouveau directeur du département ARTS à l'ENS, succèdant à Nadeije Laneyrie-Dagen, Historienne de l'art.
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