Le climat, matière à recherche pour les physiciens
Alors que la prestigieuse Review of Modern Physics ouvre pour la première fois ses colonnes à un article sur le climat, rencontre avec l’un des co-auteurs
Un usage inédit de théories mathématiques et de physique statistique pour aider à la compréhension du système climatique
Le système climatique est un système dynamique au comportement chaotique, qui présente une variabilité naturelle à de nombreuses échelles, dans le temps comme dans l’espace, soumis à diverses forces externes, naturelles et anthropiques. Cette complexité est un véritable défi dans la compréhension et la prédiction du climat.
Dans leur article publié dans Review of Modern Physics, Michael Ghil et Valerio Lucarini réunissent pour la première fois les progrès récents dans l'application de théories mathématiques et de physique statistique pour aider à la compréhension du système climatique.
Ces points de vue complémentaires permettent ainsi une compréhension unifiée de la variabilité naturelle du climat et de ses changements provoqués par l’homme, mais aussi un traitement des questions cruciales de sensibilité et de prévisibilité climatiques.
Michael Ghil, mathématicien de formation et aujourd’hui professeur au département de géosciences de l’ENS-PSL et à UCLA, a été séduit très tôt par les problèmes complexes des sciences de l’atmosphère et du climat. Le déclic eut lieu durant ses études, lors d’un stage d'été au très réputé Goddard Institute of Space Studies de la NASA, à Manhattan. «La création d’une chaire au Département de Sciences de l’Atmosphère à UCLA en 1985, accompagnée d’une invitation à y candidater par l’un des fondateurs de la modélisation du climat, Akio Arakawa, ont été deux opportunités formidables pour m’y consacrer encore plus qu’au Courant Institute of Mathematical Sciences, où je travaillais à l’époque », se souvient le chercheur.
Comme Michael Ghil l’explique, contrairement à certaines idées reçues, la physique statistique donne des outils pour l’étude d’une grande diversité de systèmes macroscopiques, dont les systèmes climatiques, pour lesquels ni la relativité ni la mécanique quantique ne jouent un rôle déterminant. Et selon le chercheur, « les phénomènes à décrire, comprendre et prévoir ne sont pour autant nullement moins complexes ni moins intéressants. »
En l’occurrence, Michael Ghil et son collègue Valerio Lucarini, de l’Université de Reading au Royaume-Uni ont exploité deux outils qui se sont révélés indispensables pour traiter maints problèmes de la dynamique de l’atmosphère, des océans et du système climatique tout entier : la théorie des systèmes dynamiques avec forçage variable dans le temps et la théorie de la fluctuation – dissipation (voir « repères » en fin d’article). Ces deux théories incontournables issues des mathématiques et de la physique statistique ont été pour la première fois croisées et appliquées aux sciences climatiques.
« En particulier, ces théories permettent de traiter des problèmes comme le rôle du forçage anthropique (1) dans la modification non seulement de la température moyenne globale mais aussi de la variabilité intrinsèque du climat, une variabilité qui se manifeste par l’amplitude et la périodicité approximative de l’Oscillation Australe ou Nord-Atlantique, ou par la fréquence et l’intensité des évènements extrêmes, tels les phénomènes de blocage soutenu des vents d’ouest. » détaille Michael Ghil.
Et si d’après cette étude, il ne fait aucun doute que les températures climatiques vont s’accroître, les phénomènes climatiques aux échelles plus petites, dans le temps et dans l’espace, vont aussi changer d’une manière très importante, même si pour l’instant, il reste difficile de le prédire avec précision, comme l’explique le chercheur : « que cela va-t-il apporter en nombre, durée et intensité d’évènements extrêmes ? La réponse à de telles questions plus délicates n’est pas du tout évidente, admet le scientifique. Les méthodes que Valerio et moi-même présentons dans cette étude sont de nature à éclaircir ces questions difficiles, mais cela prendra du temps et de l’effort. »
L’étude du climat en pleine évolution
Car ces dernières années, l’étude du climat s’est beaucoup enrichie, en tenant compte non seulement de l’atmosphère mais aussi des océans, des calottes glaciaires, de la flore terrestre et océanique, ainsi que des cycles appelés biogéochimiques. Des éléments complexes aux données très variables, mais qu’il est désormais possible d’étudier avec plus de facilité, notamment grâce à l’application de théories mathématiques et de physique statistique adaptées, comme le démontrent les recherches de Michael Ghil et de Valerio Lucarini.
De nouveaux moyens de recherche, beaucoup plus puissants pour l’observation ainsi que pour la modélisation et la prévision, ont aussi été développés, comme l’indique Michael Ghil : « au vu de l’importance du changement climatique pour notre vie à tous, ainsi que pour l’avenir de la planète, des moyens très importants ont été mis en jeu par beaucoup de pays et par des organisations internationales pour simuler le climat des deux derniers siècles et pour prévoir celui du siècle en cours. »
Les satellites artificiels disposent par exemple d’une instrumentation de plus en plus performante, ainsi que des plateformes de calcul qui permettent l’utilisation de modèles numériques du climat de plus en plus détaillés dans leurs composants et ceci à des résolutions spatiales de plus en plus élevées. « Ces efforts ont eu, de plus en plus, tendance à se concentrer sur des simulations très détaillés qui utilisent des modèles climatiques de plus en plus lourds, avec plus de composants, plus de processus physiques, chimiques et biologiques et, surtout, plus de points de grille », résume le chercheur.
« Mais à cause du manque de souplesse et du coût élevé en temps de calcul de ces modèles numériques, il n’est pas possible de les utiliser pour explorer l’espace de paramètres dont le comportement même de ces modèles dépend, tandis que ces paramètres ne sont connus qu’avec de très larges marges d’erreur », nuance Michael Ghil. « C’est en permettant d’ouvrir cet espace à l’exploration par des moyens plus efficaces et plus précis que notre étude montre la voie pour une meilleure compréhension du passé du climat terrestre et une plus grande fiabilité des prévisions de son futur. »
Plus globalement, ces nombreuses évolutions techniques et scientifiques dans l’étude du climat ont permis de répondre aux demandes de la société et de l’économie en produisant des évaluations plus fiables et plus précises. Celles-ci sont régulièrement mises à jour par le Groupement intergouvernemental sur l’étude du climat (GIEC).
Et c’est dans ces évaluations du GIEC, justement, qu’interviennent les effets corrélés à un forçage variable dans le temps – c’est-à-dire le forçage anthropique à travers les changements de la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre et des aérosols –, sur un système déjà chaotique comme le système climatique.
« Aucun des cinq rapports d’évaluation du GIEC publiés de 1990 à 2015 (le 6e étant prévu pour 2022), n’a encore tenu compte des outils mathématiques et numériques fournis par la théorie des systèmes dynamiques avec forçage variable dans le temps, constate Michael Ghil. Pourtant les applications de cette théorie à l’évolution du climat par des petits groupes de chercheurs, en France, au Royaume-Uni, en Hongrie, vont bon train depuis une douzaine d’années et devraient percer dans le contexte plus massif des groupes participant à la préparation des prochains rapports du GIEC. », prévoit le scientifique.
Stimuler les interactions entre les chercheurs et leurs disciplines pour dynamiser les avancées scientifiques
Pour Michael Ghil, l’étude du climat est sans conteste interdisciplinaire, car elle relève de sciences mêlant autant l’étude de phénomènes naturels que de l’activité humaine : « l’importance de cette étude dans le combat contre le réchauffement climatique est du tout premier ordre : elle doit permettre d’évaluer avec le maximum de fiabilité et de précision les changements climatiques à l’échelle d’une ou plusieurs générations ».
Ces informations doivent servir aux décideurs économiques et politiques, autant qu’aux activistes du climat, aux membres de la société civile et aux électeurs de tout bord. À tous, l'étude du climat doit donner des outils pour s’orienter parmi les multiples options d’évolution des activités économiques, sociales et culturelles. « Il est clair que ces informations ne suffisent pas en elles-mêmes pour que l’Humanité et les différentes sociétés qui la composent fassent les bons choix, relativise-t-il, mais les choix à faire seront, de toute évidence, moins réussis sans de telles informations. »
Cette interdisciplinarité indispensable à l’étude du climat, est aussi ce qui la rend passionnante à étudier : « les sciences du climat sont un domaine du savoir relativement nouveau qui porte sur un système fascinant et complexe, elles posent beaucoup de questions fondamentales qui sont très loin d’être résolues et dont les retombées socio-économiques sont d’une grande importance pour le futur de la planète et de l’Humanité dont elle est la maison. »
Pour le chercheur, qui a codirigé à l’automne dernier un programme scientifique sur les mathématiques du climat et de l’environnement à l’Institut Henri Poincaré, il est ainsi essentiel de « stimuler les interactions, en amont autant qu’en aval, de mathématiciens, physiciens, informaticiens et climatologues pour stimuler les avancées, aussi nécessaires qu’ardues, pour mieux décrire, comprendre, simuler et prévoir le comportement du système climatique. »
La recherche est un domaine d’activité qui stimule l’intellect à longueur de vie et peut donner les plus grandes satisfactions, ainsi que – comme dans tout autre champ d’activité – de considérables frustrations. « Bien au-delà de la satisfaction personnelle d’une découverte, contribuer à bâtir des savoirs, les partager avec ses collègues et les transmettre à l’humanité tout entière est une entreprise digne et importante. »
Michael Ghil conseille d’ailleurs à tout étudiant ou étudiante désireux de fournir une contribution significative et novatrice dans l’étude du climat, de « suivre une formation approfondie dans une science « fondamentale », telles les mathématiques, la physique ou la biologie, accompagnée d’études plus spécifiques des sciences de la planète. » Une possibilité offerte à l’ENS-PSL au plus haut niveau de recherche et dans une grande diversité de discipline et facilitée par la taille et l’organisation spatiale de l’établissement.
(1) Les forçages sont des perturbations du bilan d'énergie de la planète, c'est-à-dire de son bilan radiatif. Ils sont donc définis au sommet de l'atmosphère (à une altitude non définie mais suffisante pour que la pression atmosphérique soit très faible) et s'expriment en W/m2. Le système climatique réagit à ces forçages par des variations de température. Ces forçages peuvent être naturels ou d'origine humaine. Source : futura-sciences
Bibliographie
The physics of climate variability and climate change, Michael Ghil (Laboratoire de Météorologie Dynamique (CNRS, ENS-PSL, Ecole Polytechnique, Sorbonne Université, ISPL), ENS-PSL, University of California), Valerio Lucarini (University of Reading, CEN—Institute of Meteorology, University of Hamburg), Rev. Mod. Phys. 92, 035002, 31 juillet 2020
Repères
Deux théories incontournables de mathématiques et de physique statistique expliquées en quelques lignes par Michael Ghil.
1/ La théorie des systèmes dynamiques
Cette théorie traite des équations décrivant l’évolution dans le temps d’un système – qu’il soit physique, biologique ou économique –, d’un point de vue géométrique. Ces équations peuvent être différentielles ordinaires ou bien d’autres types, telles que des équations aux dérivées partielles. La théorie des systèmes dynamiques s’intéresse aux comportements à long terme, dits asymptotiques, et aux structures pérennes et robustes dans l’espace des phases dans lequel évolue le système.
Elle a ses racines dans la mécanique classique. Les scientifiques Laplace au début du 19e siècle et Poincaré vers sa fin ont apporté des contributions majeures dans ce domaine. Tous les deux s’intéressaient particulièrement à la mécanique céleste et à la stabilité du système planétaire. Laplace pensait que les solutions à court terme des équations différentielles qui régissent les mouvements des planètes et de leurs satellites, les éphémérides, pouvaient donner des résultats précis indéfiniment, pourvu que les données initiales soient suffisamment précises. Poincaré a démontré le contraire et découvert la dépendance sensible aux erreurs les plus petites dans les données initiales, c’est-à-dire qu’il a découvert ce qu’on appelle aujourd’hui le chaos.
La continuation de ces travaux jusqu’après la 2e Guerre mondiale se concentrait sur des systèmes aux coefficients et au forçage constants dans le temps. Mais cette condition est rarement remplie pour des systèmes ouverts qui échangent masse, énergie ou autres quantités avec leur environnement. Des forçages variables dans le temps peuvent agir d’une manière qui augmente radicalement la complexité des comportements d’un système déjà chaotique.
2 / La théorie de la fluctuation-dissipation
Cette théorie a ses origines dans la mécanique statistique et, plus précisément, dans l’un des trois papiers d’Albert Einstein durant l’annus mirabilis 1905. Il s’agit de son explication du mouvement brownien d’un grain de pollen sujet aux carambolages avec les molécules de fluide environnantes. Ce mouvement est clairement très irrégulier, car les impulsions reçues par le grain visible dans un microscope de faible magnification viennent de directions diverses et avec des intensités très variables : ces impulsions peuvent être décrites par des fluctuations aléatoires qui causent la dissipation d’un cluster, ou petit nuage, de grains.
Essentiellement la position moyenne d’un grain est constante mais la variance de sa position croit linéairement avec le temps, dû à ce phénomène de diffusion. C’est Jean Perrin qui, en 1908, a démontré en laboratoire la justesse de l’explication d’Einstein.
Cette explication très intuitive, après la lecture du papier en question, a connu des généralisations fort étendues dans beaucoup de domaines d’application de la physique statistique, allant du bruit thermique dans une résistance électrique au mouvement du trou noir au cœur de notre galaxie, sujet aux impulsions gravitationnelles des étoiles beaucoup moins massives mais très nombreuses qui l’entourent.
L’intérêt de cette théorie pour les sciences du climat est relativement récent et vient d’un corollaire très important du théorème de fluctuation-dissipation, à savoir que la réponse linéaire d’un système en équilibre thermodynamique à une impulsion extérieure est le même que la réponse de ce système à une fluctuation interne du système.
Ce résultat est d’une grande importance car les fluctuations internes sont beaucoup plus fréquentes que les impulsions externes pour un système relativement isolé comme le système climatique global. Ergo, la réponse aux fluctuations internes peut être mesurée et moyennée beaucoup mieux et plus facilement que la réponse à des impulsions externes plus rares et moins prévisibles. De surcroît, ce résultat a pu être généralisé à des systèmes hors équilibre, ce qui est bien le cas du système climatique.
À propos de Michael Ghil
Ingénieur et mathématicien de formation, Michael Ghil, a dirigé le Centre d’enseignement et de recherche sur l’environnement et la société (CERES) pendant 7 ans et le département Terre-Atmosphère-Océan (TAO, devenu Géosciences) de l’ENS-PSL pendant 6 ans et demi. Pionnier de la dynamique du climat, il a été le premier professeur de l’École en enveloppes fluides (atmosphère et océans). Il enseigne actuellement au département de Géosciences de l’ENS-PSL.
Le chercheur est le fondateur de la dynamique climatique théorique, ainsi que de méthodologies avancées d'assimilation de données. Ses études sur la variabilité du climat à de nombreuses échelles de temps ont utilisé une hiérarchie complète de modèles, des modèles les plus simples aux modèles de circulation générale atmosphérique, océanique et couplée. Récemment, Michael Ghil a également travaillé sur la modélisation et l'analyse de données dans la dynamique des populations, la macroéconomie et le système climat-économie-biosphère.
Michael Ghil a rejoint l’ENS en 2002, à l’occasion du lancement de la chaire « d’enveloppes fluides » et ne regrette pas la formidable aventure humaine et scientifique qu’il lui a été donné de vivre depuis son arrivée. |