Les 10 ans de la Journée Georges Bram
Questions à Clotilde Policar
À l’occasion des 10 ans de la Journée Georges Bram à l'ENS, 10 questions à Clotilde Policar, directrice des études du département de chimie. Elle nous parle de ces journées dédiées à l’histoire et l’épistémologie des sciences et de sa vie de chercheur.
Quelles sont l’origine et l’ambition de cette initiative ?
Cette journée existe sous différentes formes depuis juin 2002, date de la première journée d’histoire des sciences de l’école doctorale de chimie moléculaire d’Orsay. En 2005, la journée a été donnée en l’honneur de Georges Bram qui venait de disparaître, ce nom est resté.
Ces journées sont le fruit d’un constat : les étudiants en science n’ont qu’une connaissance très parcellaire de l’histoire de leur discipline. L’idée était donc de leur donner envie de s’y intéresser. Il s’agissait aussi de montrer différentes facettes de la science en invitant des personnalités d’horizons multiples, des historiens des sciences, des philosophes ou des scientifiques.
Qui était Georges Bram ?
Georges Bram était chimiste organicien, professeur à Orsay, et passionné d’histoire des sciences. Il a été élève de l’Ecole de Chimie de Strasbourg, a commencé sa carrière ici à l’ENS puis a été nommé maître assistant à Orsay. À partir de 1990, il proposa de manière pionnière un cours d’histoire de la chimie pour scientifiques. C’était un bibliophile averti, avec une bibliothèque historique exceptionnelle en chimie dont son épouse, Danielle Bram, a fait don à l’ENS-PSL. Je profite de l’occasion qui m’est donnée de parler des journées sur le site de l’École pour la remercier chaleureusement.
Comme se font les choix des thématiques annuelles ?
C’est toujours le fruit de discussions avec les fidèles de la journée, comme Gabriel Gohau, Guy Bruit ou Emmanuelle Huisman-Perrin qui assure l’animation du débat depuis plusieurs années.. Je soumets en général une idée qui évolue suite aux discussions qui s’engagent. Ainsi, le thème sur la Vérité (Bram 2016) a été proposé par Marc Mézard, qui a d’ailleurs donné une conférence en 2016.
Cette année, le choix s’est fait avec Dimitri El Murr, directeur de département de philosophie, qui a assisté à la journée Bram 2019 sur Sciences et démocratie et qui a proposé une organisation conjointe sur le thème Utopies, ce que j’ai tout de suite accepté.
« Il s’agit de participer à la formation « grand angle » des doctorants en leur donnant une perspective historique. »
Que retenez-vous plus spécialement de ces 10 éditions ?
Chaque journée est pour moi un temps fort avec un plaisir renouvelé d’écouter les conférenciers. Mais s’il fallait signaler des évolutions, ce serait le choix en 2008 d’un format à trois conférences et un débat, ainsi que la mise en place de captations à partir de 2012. La vidéo permet à chacun de retrouver des interventions rares grâce à la plateforme numérique SAVOIRS-ENS. Et enfin, les croisements de perspectives que permet la rencontre entre les disciplines. Le travail avec le département de philosophie cette année est de ce point de vue une expérience féconde.
Vous insistez sur la présence de doctorants aux journées, est-ce une volonté de les inciter à réfléchir à l’histoire de leurs disciplines ?
La journée est ouverte à toute personne intéressée, mais elle a effectivement comme premier public les étudiants du M1 de chimie de l’ENS et les doctorants scientifiques. À l’issue d’un doctorat, les jeunes chercheurs doivent choisir une voie ou un axe de recherche. C’est un choix clef : dans une vie de chercheur, on a l’occasion de s’interroger sur trois ou quatre grandes questions, un grand projet arrivant à maturité en environ 10 à 15 ans. C’est important de faire de tels choix avec le plus de recul possible. Il s’agit ici de participer à la formation « grand angle » des doctorants en leur donnant une perspective historique. À plus court terme, je suis convaincue que l’histoire des sciences est une aide à la pratique du chercheur : comprendre les limites de concepts d’usage quotidien, apprendre à identifier les bonnes questions et à cerner les problèmes.
« L’histoire des sciences est aussi clef pour l’enseignant : les concepts dont l’accouchement a été historiquement difficile sont souvent des pierres d’achoppement pour les élèves ».
Quelle dimension pédagogique donnez-vous à ce projet ?
Au-delà de la simple curiosité intellectuelle, il y a une vraie motivation pédagogique à l’enseignement de l’histoire des sciences. Elle nous permet de mieux comprendre le fondement des théories et d’acquérir un recul critique : il s’agit de chasser la magie et d’apprendre à ne pas se contenter d’appliquer des recettes. L’histoire des sciences est aussi clef pour l’enseignant : les concepts dont l’accouchement a été historiquement difficile sont souvent des pierres d’achoppement pour les élèves. Je suis donc ravie de revoir chaque année des étudiants, des collègues chercheurs ou professeurs de lycée et CPGE à ces journées.
Que diriez-vous pour inciter chacun à participer ?
Le thème de cette année, Utopies, invite clairement au débat. Exceptionnellement, nous avons dérogé à la règle d’inviter un scientifique, un historien et un philosophe pour offrir la parole à une essayiste spécialiste de science-fiction et à un scénariste et écrivain que vous connaissez peut-être à travers les bandes dessinées « Les Cités obscures ». Le débat rétablira l’équilibre avec deux scientifiques de domaines très différents.
« Nous sommes tantôt premier rôle et tantôt second rôle, mais toujours solidaires et avides de dévoiler le réel ensemble. »
L’une de vos passions nourrit-elle plus particulièrement votre activité de chercheur ?
La recherche est une expérience collective, ainsi que le rappelle Naomi Oreskes dans son dernier ouvrage Why Trust Science ?, et cela la rapproche selon moi du théâtre que j’affectionne tout particulièrement Au département de chimie de l’ENS et au Laboratoire des BioMolécules, j’ai eu la liberté de construire un groupe de recherche très complémentaire dont l’organisation est un peu celle une troupe de théâtre. Nous sommes tantôt premier rôle et tantôt second rôle, mais toujours solidaires et avides de dévoiler le réel ensemble. J’aime la devise de la Comédie française : Simul et singulis (« ensemble et rester soi-même »).
Quelle vision de la recherche souhaiteriez-vous partager ?
Il me semble que lettres et sciences sont des voies complémentaires d’accès au réel. Il y a du plaisir et de l’émotion dans l’exercice quotidien de la recherche, qui n’est pas une simple pratique aride : c’est important de le faire ressentir aux plus jeunes, et cela avait d’ailleurs été un leitmotiv de la Nuit Sciences et Lettres 2016.
Une devise personnelle pour conclure ?
J’aime la phrase de Laurent Terzieff, que j’applique à la recherche : « Je pense que [le théâtre] la recherche est une des dernières expériences qui soit encore proposée à l’homme pour être vécue, mais vraiment vécue collectivement ! Et [l’acteur de théâtre] le chercheur est le magicien de cette expérience.»