Les cahiers de la Nuit ENS #1
Les vies intracellulaires de Listeria : quand savoir nous aveugle
Au détour d’une expérience, à la faveur de développements méthodologiques permettant de regarder un même objet d’étude sous un autre angle, l’équipe de recherche dirigée par Alice Lebreton à l’Institut de Biologie de l’ENS a récemment mis à jour une niche cellulaire dans laquelle Listeria se multiplie, passée jusque-là inaperçue.
Par Alice Lebreton
Certaines bactéries pathogènes peuvent, à l’instar des virus, pénétrer dans les cellules des organismes qu’elles infectent et en détourner le fonctionnement à leur profit. C’est le cas de Listeria monocytogenes, une bactérie parfois retrouvée dans l’alimentation et dont l’ingestion peut causer une maladie grave : la listériose.
Des décennies de recherche ont permis de disséquer le cycle de vie de Listeria lorsqu’elle envahit les cellules humaines, d’observer dans quels compartiments cellulaires la bactérie se multiplie, de déterminer comment elle se déplace et comment elle passe d’une cellule à sa voisine. Malgré l’excellente compréhension actuelle du scénario d’infection, son étude approfondie recèle encore quelques surprises.
Un modèle d'étude
Jusqu’où connaissons-nous notre modèle d’étude ? La réponse à cette question dépend, bien entendu, du modèle en question. De sa complexité, d’une part, et de la somme de résultats qui ont été cumulés à son sujet, de l’autre. C’est sur la base des travaux précédemment réalisés par la communauté scientifique, des connaissances alors établies, que sont définies de nouvelles questions de recherche portant sur ce même modèle. Par exemple, la mise en évidence d’un phénomène biologique à l’échelle de l’organisme conduira sans doute à vouloir en cerner les tenants et aboutissants à l’échelle cellulaire, voire moléculaire ; l’identification de l’existence d’une transmission d’information entre différents types cellulaires conduira à souhaiter déterminer la nature exacte de ce signal, ainsi que la manière dont il est généré, perçu, décodé, etc. Peu à peu, la compréhension du modèle s’affine, à mesure que les hypothèses de travail sont émises, validées ou invalidées. Les nouvelles recherches viennent ainsi se greffer sur celles qui les ont précédées, amplifiant au fil du temps la dimension collective de chaque découverte.
Parfois, il arrive qu’une question portant sur un aspect du problème étudié ne puisse être abordée immédiatement, en raison de limitations techniques. La connaissance se construit alors autour de quelques zones d’ombres, d’angles morts dont on peut éventuellement cerner les contours par déduction à partir d’autres observations… ou qui tombent dans l’oubli, recoins poussiéreux, sans doute accessoires, qui ne semblent pas mériter que l’on s’y attarde. C’est ainsi que, faute d’un outil d’observation adéquat, un modèle biologique peut se construire de façon en apparence très complète et satisfaisante, tout en passant à côté d’une partie de la réalité.
L’infection par une bactérie pathogène
Les travaux que nous avons menés ces dernières années, en collaboration avec Nicolas Desprat (département de Physique de l’ENS- PSL) et Arnaud Gautier (département de Chimie de l’ENS-PSL) ont révélé une surprise de ce type.
Notre modèle d’étude est l’infection par une bactérie pathogène, Listeria monocytogenes, dont l’ingestion peut causer une maladie : la listériose. Lorsque Listeria infecte une personne, elle traverse d’abord la paroi intestinale pour se retrouver à l’intérieur de l’organisme. Une fois dans le corps du patient infecté, elle réside essentiellement à l’intérieur des cellules, transitant de l’une à l’autre telle un passe-muraille. Des décennies d’études consacrées aux stratégies infectieuses employées par Listeria ont apporté une idée précise du scénario d’infection qui s’établit lorsque Listeria pénètre dans une nouvelle cellule — que ce soit une cellule de l’intestin, du foie, du placenta ou du système immunitaire. La bactérie adhère dans un premier temps à la membrane qui délimite la cellule qui deviendra son hôte. Cette membrane se déforme alors pour former une poche enveloppant la bactérie et l’« absorbant » vers l’intérieur du corps de la cellule. La bactérie se retrouve dès lors confinée dans une vacuole d’une vacuole, dont la membrane la sépare de l’espace plus vaste du corps de la cellule – le cytosol. Les recherches ont révélé que la bactérie s’échappe de cette vacuole en quelques minutes, avant de se multiplier dans le cytosol, d’y naviguer à l’envi, puis d’infecter de nouvelles cellules. Pour ceci, la bactérie produit et sécrète des protéines qui l’aident à déstabiliser la membrane de la vacuole ; parmi ces protéines, une toxine appelée listériolysine O s’assemble en anneau pour former des pores dans la membrane.
Une niche de multiplication intracellulaire de Listeria
Pendant longtemps, le rôle des protéines sécrétées par Listeria a été étudié par différentes approches de biologie moléculaire et cellulaire, de génétique et de biochimie, sans que l’on puisse les « voir » en direct, c’est-à-dire les filmer à l’œuvre, sous l’objectif du microscope, au cours d’une infection. Toutefois, il y a quelques années, collaborer avec Arnaud Gautier nous a donné l’opportunité de combler cette faille méthodologique. En effet, son équipe venait de développer une protéine fluorescente dotée de nouvelles propriétés, et nous avons pu montrer que cet outil pouvait être fusionné aux protéines sécrétées par la bactérie, permettant désormais de suivre leur devenir grâce à la fluorescence émise.
Caroline Peron-Cane a consacré sa thèse de doctorat, à la frontière de la biophysique et de la biologie de l’infection, à mettre au point cet outil, puis à l’utiliser pour approfondir nos connaissances sur la dynamique de la sortie de la vacuole par Listeria. Ses expériences lui ont permis de mesurer avec une grande précision le temps de résidence de Listeria dans les vacuoles. Elle a alors constaté que, si la plupart des bactéries s’échappaient effectivement de la vacuole en 10 à 20 minutes, environ 10 % y restaient plus d’une heure, et certaines, plusieurs heures. Pourtant, l’observation par fluorescence de la listériolysine O montrait que la toxine qui perfore la membrane était abondamment produite et sécrétée par les bactéries ; mais malgré la perforation, la structure de la vacuole restait intacte, et la bactérie capable d’y vivre. Plus surprenant : en observant les bactéries habitant ces vacuoles, Caroline a constaté qu’elles pouvaient s’y multiplier, aussi rapidement qu’elles le font dans le cytoplasme. Elle a aussi montré que l’activité de la listériolysine O était nécessaire à cette multiplication. L’on peut supposer que les pores formés par la listériolysine O permettent, par exemple, le transit des nutriments requis pour la croissance de Listeria, du cytosol vers l’intérieur de la vacuole.
L’utilisation de ce nouvel outil moléculaire fluorescent a ainsi permis de mettre à jour une niche de multiplication intracellulaire de Listeria, qui était jusque-là passée inaperçue bien qu’elle concerne, dans les cellules épithéliales, environ 10 % de la population bactérienne totale. Plusieurs collègues m’ont depuis demandé comment nous avions tous pu passer à côté, le nez pourtant rivé sur nos microscopes depuis des années à observer Listeria danser dans les cellules. Mon point de vue est que, sans l’outil fluorescent qui permet un suivi temporel des bactéries et des protéines qu’elles sécrètent, confinées ensemble dans les vacuoles, il était difficile de soupçonner l’existence de cette sous-population, et de la distinguer du scénario classique, parfaitement établi, et dont la connaissance guidait nos observations.
Des propriétés de virulence
Désormais, cette découverte nous ouvre de nouveau questionnements. L’un d’eux est de comprendre comment ces vacuoles grossissent et sont réparées, ce qui doit nécessiter un apport de matériel membranaire au fur et à mesure que les bactéries se multiplient. Un autre est de déterminer si les défenses immunitaires que la cellule hôte peut mobiliser contre son envahisseuse sont les mêmes lorsque la bactérie occupe sa niche vacuolaire ou cytosolique. Les résultats connus pour d’autres bactéries résidant dans des vacuoles laissent penser que non ; cette seconde niche permettrait dans ce cas à Listeria de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, favorisant par l’emploi de deux stratégies distinctes l’échappement d’une partie de sa population aux défenses cellulaires. Enfin, nos résultats les plus récents nous laissent penser que lors de cette phase vacuolaire allongée, les bactéries se retrouvent dans des conditions où l’expression de leurs gènes s’adapte de façon anticipée à un stade ultérieur de vie cytosolique, ce qui amplifierait certaines de leurs propriétés de virulence par la suite. Autant de spéculations auxquelles nos brûlons d’apporter quelques éléments de réponse.