Les cahiers de la Nuit ENS #2

La transmission du texte homérique et ses incertitudes

Créé le
27 septembre 2022
« Habemus nun Homerum in manibus, non qui viguit in ore Graecorum suorum, sed inde a Solonis temporibus usque ad haec Alexandrina mutatum varie, interpolatum, castigatum et emendatum. »
Friedrich August Wolf (1759-1824)
La transmission du texte homérique et ses incertitudes

Les deux textes épiques qui constituent le fondement de la culture de la Grèce antique, l’Iliade et l’Odyssée, sont traditionnellement attribués à un auteur unique, Homère, qui aurait vécu au VIIIe siècle avant notre ère. Quand nous lisons les épopées homériques, que ce soit en grec même ou en traduction, nous avons le sentiment d’avoir un accès direct à ces deux textes fondateurs de la civilisation grecque, mais, en réalité, la transmission de ces textes a connu des aléas complexes, qui introduisent dans la lecture d’Homère un fort élément d’incertitude. Cette incertitude qui caractérise en premier lieu la philologie homérique a plusieurs raisons.

La première porte sur l’existence même d’un poète unique appelé Homère. La tradition antique reconnaît directement l’existence d’un poète Ὅμηρος Hómēros, mais hésite sur ses origines et sur sa date. Selon certains, Homère serait né sur l’île de Chios ; d’autres témoignages plaident pour la cité de Smyrne, en Asie Mineure. L’origine ionienne d’Homère est constamment affirmée par les Anciens et paraît confirmée par la composante dialectale ionienne majoritaire dans les épopées homériques. S’agissant de la date d’Homère, nous n’avons à notre disposition que quelques témoignages antiques de valeur incertaine. L’historien Hérodote (vers 480-425 av. J.-C.) indique que les poètes Homère et Hésiode ont vécu « quatre cents ans » avant lui (Histoires, 2, 53), ce qui placerait Homère vers le IXe siècle avant notre ère. Il existe, dans l’Antiquité, plusieurs biographies d’Homère. L’une d’entre elles, attribuée au Pseudo-Hérodote, mais qui pourrait dater d’une période plus récente (IVe-IIIe s. avant notre ère) place Homère 168 ans après la Guerre de Troie, 622 ans avant l’invasion de la Grèce par le roi de Perse Xerxès en 480, d’où une date (sans doute exagérée) de 1102 avant notre ère. On penche plutôt désormais pour le VIIIe siècle, mais il n’y a là aucune certitude.

La seconde incertitude concerne l’existence même du poète Homère. Durant l’Antiquité, personne n’a réellement mis en doute l’existence d’Homère. La mise en doute de l’existence d’Homère revient aux Modernes. Dans ses Conjectures Académiques ou Dissertation sur l’Iliade (1664, publication en 1715), l’abbé d’Aubignac (1604-1676) est le premier à nier l’existence d’Homère (1715 : 70) :

« Il ne sera donc pas étrange de présumer qu’Homère n’est point le nom d’un Poète, et qu’il n’est point auteur des écrits qu’on lui attribue, puisqu’on ne peut avoir aucune assurance du contraire, et que même les restes de cette vieille histoire en peuvent donner de grands soupçons. »

C’est surtout au XVIIIe siècle que la « question homérique » a donné lieu à de virulents débats. Dans ses Prolegomena ad Homerum (1795), le philologue Friedrich August Wolf (1759-1824) est le premier à rejeter l’existence d’Homère. Il défend l’idée que l’Iliade et l’Odyssée étaient d’abord des textes oraux, sans écriture, avant d’être fixés à l’écrit par plusieurs auteurs. En outre, dit Wolf, le texte d’Homère a connu une longue transmission qui en a altéré le contenu et a introduit une grande incertitude sur sa fiabilité. Il écrit ainsi (1795 : 264) :

Habemus nun Homerum in manibus, non qui viguit in ore Graecorum suorum, sed inde a Solonis temporibus usque ad haec Alexandrina mutatum varie, interpolatum, castigatum et emendatum.
 

« L’Homère que nous tenons dans nos mains n’est pas celui qui fleurissait sur les lèvres des Grecs de son temps, mais un Homère altéré, interpolé, corrigé depuis l’époque de Solon jusqu'aux Alexandrins. »

 

La critique homérique qui s’est développée à partir du XIXe siècle a tenté de dépasser cette incertitude sur les épopées homériques et à distinguer, dans le texte qui nous a été transmis, différentes phases de rédaction successives. Si l’on part d’un texte d’abord oral, comme on le pense généralement, la question qui se pose est, plus que celle de son origine, celle de son lieu de fixation. La langue d’Homère mélange des formes dialectales éoliennes et ioniennes, ainsi qu’un vieux fonds archaïque qu’on appelle traditionnellement « achéen », et différents scénarios ont été proposés pour rendre compte de cette complexité dialectale. Une idée répandue est que le texte homérique a d’abord été composé en dialecte éolien, puis adapté au dialecte ionien, en fonction des auditoires auxquels il était destiné. Une autre option est que la langue traditionnelle dans laquelle le texte a été composé mélangeait librement des formes des deux dialectes, reflétant la fusion de deux traditions poétiques parallèles. En cette matière, l’incertitude demeure sur l’histoire des phases initiales du texte homérique.

Une incertitude porte aussi sur l’extension du texte homérique. Si nous sommes habitués à l’idée qu’il convient d’attribuer à un poète unique les deux épopées Iliade et Odyssée, cela ne va pas de soi. Les traditions antiques donnaient à Homère beaucoup plus d’œuvres que ces deux épopées, en premier lieu une série d’Hymnes Homériques (une collection d’hymnes, dont certains peuvent être anciens (VIIe s. avant notre ère), tandis que d’autres sont de date beaucoup plus récente (jusqu’à l’époque romaine). On a aussi attribué à Homère deux poèmes comiques, la « Batrachomiomachie » (Βατραχομυομαχία « bataille de grenouilles et de souris ») et le Margites (Μαργίτης), parodie des épopées, ainsi que quelques poèmes épiques mineurs du Cycle Troyen, dont nous n’avons conservé que des fragments (Ἰλιὰς μικρά « Iliade Mineure », Νόστοι « Les retours »). Un consensus s’est établi pour séparer ces textes, dont la langue est plus nettement moderne, des deux épopées fondamentales. À l’inverse, certains ont considéré qu’il fallait séparer l’Iliade de l’Odyssée et les attribuer à des auteurs différents ; dès l’Antiquité, les « séparateurs » (χωρίζοντες) défendaient cette option.


La mise par écrit, puis la transmission du texte possède également des zones d’ombre. On sait que le texte d’Homère était récité à Athènes, sous les Pisistratides (VIe siècle avant notre ère), lors des Panathénées, et il est vraisemblable que le texte a largement circulé à Athènes, adapté au dialecte attique. En témoignent des modernisations du texte qui laissent entrevoir parfois des formes du dialecte d’Athènes. L’histoire ultérieure du texte d’Homère représente la principale incertitude à laquelle nous devons faire face. Nous savons qu’une édition d’Homère a été élaborée à Alexandrie par Zénodote (330-260 avant J.-C.), le premier bibliothécaire de la Bibliothèque d’Alexandrie, mais cette édition n’a pas été conservée et nous n’en avons que des fragments transmis en général par des notes marginales (scholies) dans les manuscrits d’Homère. L’édition classique d’Homère a été faite par le philologue Aristarque de Samothrace (217-144 avant J.-C.), et c’est cette édition qui nous a été transmise. Il en résulte une incertitude sur le texte homérique, dont on peut supposer qu’il a subi des modifications philologiques à plusieurs étapes de sa longue histoire.