Les cahiers de la Nuit ENS #5
Prévoir le temps, prévoir le climat : La vie secrète des erreurs
« Il est dans la nature même de l’atmosphère de ne pas être indéfiniment prévisible »
par Fabio D'Andrea
La prévision du temps, science mathématisée
« Les météorologues ne sont pas capables de prévoir le temps pour la semaine prochaine, pourquoi devrait-on croire ce qu’ils disent sur le climat du siècle prochain ? » On entend de moins en moins souvent ce type de propos de comptoir, pourtant et sans que les climato-sceptiques le sachent, cette phrase cache des concepts intéressants qui méritent d’y apporter des réponses.
C’est à partir de l’après-guerre que la prévision du temps est devenue une science mathématisée. Avant, le paradigme était celui des sciences naturelles et de la géographie : les prévisions étaient le fruit d’observations, de cartes synoptiques, et se basaient beaucoup sur l’expérience des météorologues. Le climat était la caractéristique immuable d’une région de la Terre, classifiable selon des catégories (climat désertique, climat polaire…). Aujourd’hui, il est décrit comme un système dynamique. Il n’y a pas de climat “normal” mais bien un système physique qui varie dans le temps. Ainsi, l’état du système climatique correspond à la valeur des variables physiques qui le décrivent : la pression de l’air, son taux humidité, sa vitesse, ainsi que la vitesse de l’eau dans les océans, l’épaisseur des glaces marines, leur température, etc. Ces variables sont définies en tout point de la sphère terrestre, en hauteur dans le ciel, en profondeur dans les océans.
Décrit mathématiquement, le climat se définit par un état, fonction continue de l’espace et du temps, et par des lois d’évolution qui viennent de la physique - en particulier de la dynamique des fluides - exprimées par des équations aux dérivées partielles. Les scientifiques ont appris à modéliser un petit frère de ce système dynamique, une version approximée. L’état est ainsi réduit à un nombre fini de points disposés sur une grille qui recouvre toute la Terre. Le système se dit alors discrétisé et son état devient une liste (très longue) de nombres, ce qu’en mathématique on appelle un vecteur. Les lois d’évolution s’écrivent alors pour chaque point de grille : des centaines de millions de nombres, et autant d’équations algébriques qui les font évoluer dans le temps. Cela a l’air complexe, et ça l’est, mais présente l’avantage que ces équations peuvent être confiées à un ordinateur puissant qui sait les résoudre de manière approximée. Ce modèle numérique est une reproduction synthétique du système dynamique Terre.
Qu’est-ce qu’une prévision, alors ? C’est simplement ce qu’on appelait dans nos cours de maths de lycée un “problème aux conditions initiales”. Si on connait l’état d’un système à un instant donné, et ses équations, on peut calculer l’état du système à tout instant du futur ou du passé.
Deux systèmes dynamiques
Les deux systèmes dynamiques, la planète réelle et son modèle numérique, à partir d’états initiaux proches évoluent suivant des trajectoires (Figure ci-dessous) qui divergeront dans le temps. La différence d’état entre le modèle et la réalité, à un instant donné, est l’erreur. Elle grandit au fur et à mesure que la prévision « avance » dans le temps, jusqu’à atteindre une amplitude qui rend la prévision inutile. Une bonne prévision est donc celle qui repousse le plus loin possible dans le futur la limite de prévisibilité. Les recherches sur ce sujet ont conduit à une véritable révolution de la météorologie et de la science du climat, et au-delà de la manière même de concevoir le concept de prévision en science.
Il y a deux sources possibles d’erreur des prévisions : une mauvaise estimation de l’état initial du système, due aux limites de notre capacité à mesurer les valeurs des variables atmosphériques et une mauvaise connaissance des lois de son évolution. La finesse de la discrétisation de l’état y est pour beaucoup. La première découverte a été que des deux, l’erreur de l’état initial est de loin la source d’erreur dominante. Pour le dire d’une formule : il est plus difficile de savoir exactement le temps qu’il fait aujourd’hui que de prévoir son évolution dans les jours à venir. Les centres de prévisions du temps ont ainsi déployé beaucoup plus de ressources dans la mesure et le calcul de l’état initial que dans la production des prévisions. Plus de capteurs, de ballons, de satellites, d’avions, et des ordinateurs de plus en plus puissants pour extraire le maximum d’information des mesures disponibles à partir de la connaissance de la physique de la terre. Ces efforts ont conduit à une amélioration spectaculaire des prévisions météorologiques. Nous prévoyons le temps aujourd’hui à cinq jours d’avance avec la même précision que nous le prévoyions à deux jours dans les années 80. La barre bleue de la figure a été repoussée de trois jours vers le futur.
Est-il possible de continuer de la repousser indéfiniment ? Répondre à cette question a entraîné une seconde découverte déconcertante. Deux systèmes physiques qui suivent les mêmes lois, et qui partent d’un même état initial seront égaux pour tout temps, dans le futur et dans le passé : c’est là l’expression même du déterminisme de la mécanique Newtonienne. Les philosophes encyclopédistes du XVIIIe siècle voyaient dans le déterminisme un principe universel, selon lequel tout événement est lié par causalité aux précédents. Or, l’état initial de l’atmosphère et de l’océan ne peut être connu que de manière imparfaite. Même en augmentant énormément nos capacités d’observation de la Terre, nous ferons toujours face au problème de la discrétisation.
L'atmosphère terrestre
Peut-on espérer malgré cela – au moins du point de vue théorique - réduire l’erreur initiale suffisamment pour repousser la limite de prévisibilité aussi loin qu’on le désire ? Au XIXe siècle, Henri Poincaré émettait déjà l’hypothèse de systèmes physiques très sensibles aux erreurs initiales, dans lesquels réduire l’erreur initiale ne garantit pas de rallonger la prévisibilité. Au contraire, du fait de la complexité des équations qui les décrivent, une erreur minime peut avoir de conséquences énormes sur l’état final. Dans les années 70, Edward Lorenz découvrira un système physique ayant cette propriété : c’est justement l’atmosphère terrestre ! Cette propriété, vulgarisée d’après une phrase restée célèbre de Lorenz, c’est “l’effet papillon”. Des systèmes du même type ont depuis été mis en évidence en biologie ou en écologie, et ont donné naissance à la théorie du chaos.
Il est dans la nature même de l’atmosphère de ne pas être indéfiniment prévisible. Les calculs les plus récents posent autour de deux semaines la limite théorique infranchissable. L’étude poussée de la prévisibilité du système chaotique qu’est l’atmosphère a cependant permis aux scientifiques de découvrir que les erreurs n’augmentent pas de la même manière selon les régions du monde, ou encore qu’elles augmentent plus ou moins rapidement selon les jours. Il demeure cependant que le déterminisme Newtonien ne s’applique pas à l’atmosphère terrestre.
Prévoir le climat
Quelle est la portée de cette découverte sur les projections climatiques, notre ami climato-sceptique avait-il raison ? Prévoir le climat n’est pas une prévision déterministe. Il ne s’agit pas de prévoir la valeur exacte d’une variable à un moment et un endroit donnés. C’est une prévision d’une autre nature où l’on recherche les caractéristiques statistiques d’une variable ou, plus complexes encore, la fréquence de phénomènes comme des ouragans, des canicules, ou des tempêtes. Le caractère chaotique de l’atmosphère a comme conséquence qu’il y aura toujours une partie d’incertitude dans cette prévision. La partie prévisible suit par contre la partie lente de système climatique, notamment les variations de composition de l’atmosphère, du fait des émissions humaines de gaz à effet de serre.
Le changement climatique est souvent montré - notamment par la presse - par des courbes d’augmentation de la température globale dans le futur. Ces courbes comportent toujours une zone “grisée” : une fourchette de valeurs possibles. Cette fourchette n’est pas due à notre incapacité à prévoir : elle est simplement l’expression de la non prévisibilité naturelle du climat. Les systèmes chaotiques ont d’ailleurs parfois des comportements qui rendent les incertitudes de prévision encore plus grandes. Ils peuvent traverser des changements très forts et abruptes, ce qu’on appelle des bifurcations. C’est les changements dus notamment à la disparition des glaces de mer, du permafrost, ou à l’instabilité des courant marins profonds, qui suscitent des préoccupations. Ces transitions sont très difficilement prévisibles on ne parle pas alors d’erreur de prévision, mais de risque.
Notre ami accoudé au bar n’a donc tout à fait tort. Si le temps ne peut pas se prévoir au-delà de deux semaines ; les prévisions climatiques sont en revanche possibles. Entre les deux, ce qui diffère c’est la nature même de la prévision.