Les cahiers de la Nuit ENS #7

Cette année-là… Incertitudes et repérages chronologiques chez les historiens latins

Créé le
25 octobre 2022
Pour un historien ancien, assigner un événement à une année n’est pas chose facile, car pour se repérer dans le temps, les Anciens ont établi des systèmes chronologiques qui s’appuient sur des points de référence différents et pour certains non fixés ou objets d'erreur, qui ont donné lieu à des confusions multiples. Les historiens romains, en particulier Tite-Live, ont tenté d’y remédier par la recherche de synchronismes ou la définition de cycles historiques.
Visuel Cahier Mathilde Mahé

Par Mathilde Mahé

Assigner un événement à une année nous semble, en ce qui concerne l’histoire contemporaine, ne pas même relever du travail de l’historien : quelles que soient les trames chronologiques choisies (datation en fonction de la naissance du Christ, qui a d’ailleurs été adoptée tardivement, entre le VIe et le VIIIe siècle, de l’Hégire, calendrier juif…), la succession des années paraît aujourd’hui claire. Nous nous référons à un axe temporel qui nous semble absolu et incontestable, bien qu’il soit conventionnel. Il n’en est pas de même dans l’Antiquité, marquée par des tentatives successives pour se repérer dans le temps, et la fixation elle-même de la naissance du Christ, que nous utilisons en Occident comme référent temporel, a fait l’objet de controverses.

Créer un calendrier est une œuvre humaine, qui se fonde sur l’observation de la course du soleil et de sa relation aux étoiles, de la progression de la lune et dégage l’harmonisation de ces différents éléments. La récurrence de ces cycles est le fondement de l’échelle temporelle, mais pour des raisons à la fois scientifiques, astronomiques, et également historiques et idéologiques, l’établissement de la succession chronologique est l’objet de flottements et d’interprétations divergentes. La mise en œuvre locale de ces chronologies est l’occasion d’erreurs dont les Anciens ont conscience dès lors qu’ils ont des éléments externes qui leur permettent d’apprécier les impossibilités flagrantes, comme le montre un passage d’Aulu-Gelle. C’est ainsi que la chronologie est devenue une discipline à part entière, à laquelle s’adonnait le grand ami de Cicéron, Atticus.

Dans l’Antiquité, le but de la mise en œuvre d’un axe chronologique est avant tout local, il concerne une cité précise et pas nécessairement la voisine, comme l’indique un passage de Plutarque relatif à la bataille de Platées. Il s’agit de situer les événements entre eux, dans un contexte précis et non d’établir des dates, notion qui n’apparaît pas dans les langues latine et grecque.

En Grèce, le repérage chronologique qui dépasse le niveau local se fait par olympiades, c’est-à-dire l’espace de temps entre deux Jeux olympiques, et également, par rapport à la guerre de Troie dont le savant Eratosthène a fixé la date à 1184 av. J.-C.

A Rome, les historiens ont été confrontés au fait que les événements relevaient de ces chronologies diverses, et aux désordres du calendrier préjulien, l’année étant, entre autres problèmes, plus courte de dix jours. Je prendrai ici l’exemple de Tite-Live, qui a voulu écrire une histoire de Rome depuis les origines, ab Vrbe condita, et qui a dû choisir un point de départ chronologique et concilier plusieurs systèmes de datation. Sur le premier point, il nous paraît clair qu’il fait démarrer l’histoire de Rome en 753, date de la fondation de la Ville par Romulus, date que le grand savant, encyclopédiste de l’époque de Cicéron, Varron situe par rapport à la 6ème olympiade. Mais il y a divergence chez les Anciens sur la date exacte de la fondation de Rome, ce que l’on sait par des auteurs tardifs qui nous indiquent à quelle date, par rapport aux Olympiades, les historiens anciens situaient la fondation de Rome. Pour la suite des événements, en particulier pour la période républicaine, à partir de 509 av. J.-C.,  Tite-Live s’appuie surtout sur un système de datation utilisé par ses prédécesseurs, qui repose sur l’utilisation des Fastes, c’est-à-dire des listes de magistrats, et de triomphateurs : c’est ce qu’on appelle le comput éponymique, qui assigne une année aux noms des magistrats, en particulier des consuls, listes dont nous possédons des versions épigraphiques ; on dispose ainsi d’une chronologie plus fiable, consolidée par le fait que Tite-Live situe aussi parfois les événements par rapport à la date de fondation de Rome et qu’il nous donne la durée de tel ou tel événement, les guerres de Rome contre ses voisins par exemple. Mais les choses ne sont pas si simples : si, pour la période royale, la succession des règnes est claire, à partir de 509, le comput éponymique ne suffisant pas à tout situer, Tite-Live utilise d’autres types de sources, en particulier une chronologie dont Jean Bayet a pu établir que ce n’était pas celle de Varron, dont Tite-Live est par ailleurs proche. Il existe par ailleurs plusieurs computs, celui des fastes consulaires commençant en 500 et non 509 ; Tite-Live va aussi omettre les années où des dictateurs sont nommés à la place des couples de consuls, et en revanche tenir compte du quinquennat anarchique, entre 377 et 372 ; une année, 375, disparaît inexplicablement du récit de Tite-Live. Parmi les sources d’erreur, il faut mentionner l’homonymie fréquente des couples de consuls, le répertoire onomastique à Rome étant limité.

Un exemple montre aussi que les enjeux autour de la chronologie dépassent ces confusions dues aux sources : au IVe siècle, l’oncle d’Alexandre le Grand, Alexandre le Molosse, a mené une expédition en Italie, qui fut un échec ; Tite-Live insiste sur ce parallélisme qui est à l’avantage de Rome, et situe aussi la mort du Molosse (326) au moment de la fondation d’Alexandrie d’Egypte (332) : le synchronisme sert le propos de l’historien, mais il repose sur une mauvais utilisation des sources, peut-être déformées par Tite-Live. De même, on a pu montrer que Tite-Live a cherché à dégager des cycles historiques, d’ascension puis de déclin de Rome, par exemple depuis la naissance de la République jusqu’à l’incendie par les Gaulois en 390.  L’incertitude chronologique se trouve ainsi palliée par la reconnaissance de  moments significatifs qui permettent l’intelligence du destin exceptionnel de la Ville.

 

Bibliographie

C. Guittard, « Ovide, les Fastes et l’histoire du calendrier romain", dans N. Belayche et Y. Lehmann (éd.), Religions de Rome: dans le sillage des travaux de R. Schilling,Turnhout, Brepols, 2017, p. 57-65.
S. Stern, « Calendars, Politics and Power Relations in the Roman Empire », dans J. Ben-Dov et L. Doering (éd.), The Construction of Time in Antiquity: Ritual, Art and Identity, Cambridge, 2017, p. 31-49, et, dans le même ouvrage, J. Rüpke, «Doubling Religion in the Augustan Age:  Shaping Time for an Empire", p. 50-68.
B. Mineo, Tite-Live et l’histoire de Rome, Paris, Klincksieck, 2006.
R. Bloch,  Tite-Live et les premiers siècles de Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1965.