« Les études antiques ont un présent et une dynamique nourris des enjeux actuels »

Rencontre avec Zélie Chevance, élève au département des Sciences de l’Antiquité de l’ENS-PSL

Créé le
25 avril 2024
DOSSIER - LES HUMANITÉS À L'ENS-PSL
Zélie Chevance est élève en deuxième année au Département des Sciences de l’Antiquité de l'ENS-PSL. Animée par son désir de transmettre son goût des études antiques, elle est coordinatrice de l’un des dossiers proposés par le programme « Humanités dans le texte » porté par l’ENS-PSL.
Une occasion pour la jeune femme de s’engager dans la transmission des savoirs et de montrer qu'une lecture nourrie des recherches scientifiques actuelles nous permet d'expliquer enfin des événements marquants pour l'histoire occidentale.
Zélie Chevance
Zélie Chevance

Pourquoi avez-vous fait le choix de l’Antiquité ?

Zélie Chevance : J’aurais pu répondre que l’Antiquité me parlait plus qu’une autre période, mais cela serait faux. Les civilisations et les cultures antiques ne nous « parlent » plus : leur voix, c’est nous qui la leur donnons, en lisant et en étudiant encore les textes qui nous ont été transmis. C’est peut-être cela qui me plaît dans les études anciennes : plus que les textes eux-mêmes, ce sont ces lectures successives, qui se complètent ou se contredisent, construisant une image de l’Antiquité qui en dit autant sur nous que sur elle. C’est toute la force des textes et des images antiques, qui malgré leur éloignement dans le temps, continuent à infuser le monde que l’on connaît.

Mais l’Antiquité et ses textes exercent parfois une fascination telle qu’ils éclipsent d’autres cultures anciennes. J’en suis bien consciente, moi qui je ne suis pas à proprement parler spécialiste de l’Antiquité gréco-romaine, mais de la Protohistoire, c’est-à-dire des cultures et des peuples contemporains des civilisations méditerranéennes grecque et romaine, mais qui n’ont pas transmis de textes, ou bien seulement des inscriptions fragmentaires souvent non déchiffrées (comme c’est le cas pour les Celtes). Il n’y a dès lors que l’archéologie pour documenter ces sociétés, lorsque les textes sont insuffisants, incomplets, partiaux, ou simplement inexistants. C’est pour cette raison que j’ai choisi cette discipline. L’archéologie s’attache, plutôt qu’aux sources textuelles, aux vestiges matériels du passé - menus objets aussi bien qu’architectures monumentales - plus qu’aux idées. C’est une autre manière d’envisager les sociétés humaines, mais les deux approches, philologiques et archéologiques, se complètent, et visent, par des méthodes différentes, un même objet : les sociétés du passé. On aurait tort, sous prétexte de faire de l’archéologie, de négliger des sources textuelles, et inversement d’ignorer les données matérielles qui peuvent éclairer un texte ancien. D’où la nécessité de l’interdisciplinarité.

Faut-il donc être interdisciplinaire quand on étudie l’Antiquité ? Quelles sont les difficultés et les avantages ?

Zélie Chevance : Pour comprendre les multiples aspects d’une société, toutes les disciplines, littéraires et scientifiques, sont les bienvenues ! Archéologues, philologues, historien·ne·s, mais aussi architectes, géologues, sismologues, biologistes, climatologues, épigraphistes, anthropologues ou statisticien·ne·s ont tout à gagner à coopérer, à échanger leurs données et leurs interprétations, à discuter leurs méthodes et leurs résultats. Les questions et les problématiques qui concernent l’Antiquité sont multiples, parce qu’une société ou une culture, qu’elle soit ancienne ou récente, est toujours complexe, et ne se résume pas à ses textes : l’architecture, les techniques artisanales, la circulation des biens et des idées, la gestion des ressources aussi bien que les ustensiles de cuisine ou la fabrication de chaussures, tout cela mérite d’être pris en compte, de même que les pratiques funéraires, les conditions climatiques, l’économie ou les pratiques agricoles. L’interdisciplinarité apparaît donc indispensable.

Pourtant, ce dialogue, quoique nécessaire, n’est pas toujours évident : chaque discipline possède son propre vocabulaire, ses propres concepts, ses propres méthodes. Mais c’est justement cette diversité des approches qui fait la richesse des projets interdisciplinaires.

En tant que jeune normalienne, comment voyez-vous l'avenir de ces disciplines liées à l’Antiquité ?

Zélie Chevance : L’intérêt pour l’Antiquité évolue selon les époques, les écoles de pensée, les problèmes auxquels les sociétés étaient confrontées. Et cela est toujours le cas aujourd’hui : si les études environnementales se développent tant, même en archéologie, c’est aussi parce ce que les enjeux contemporains orientent la recherche et que ces questions environnementales sont celles auxquelles nos sociétés sont confrontées. On s’intéresse à toutes les solutions qui ont été développées face aux catastrophes naturelles, parce que nous devons, aujourd’hui, faire face à des catastrophes comparables ; on s’intéresse aux climats du passé, et aux pratiques traditionnelles d’agriculture, parce que les changements climatiques nous inquiètent : les études antiques ont un présent, dynamique parce que nourri des enjeux actuels. Mais c’est l’avenir qui décidera de leur avenir.

Par ailleurs, pour ce qui est de l’enseignement de ces disciplines, tant qu’il existe des chercheur·euse·s passionné·e·s, l’intérêt pour l’Antiquité peut être transmis. L’un des problèmes qui demeurent est celui de l’enseignement des langues anciennes, qui n’est pas accessible à tous, alors qu’il constitue souvent la première approche de l’Antiquité. Il est de plus en plus difficile, notamment dans les établissements scolaires des zones les plus défavorisées, d’être initié au latin ou au grec ancien. Ce qui rend d’autant plus nécessaires les initiatives associatives ou académiques pour rendre accessibles ces enseignements.

Pourquoi avez-vous participé aux Humanités dans le texte ? Qu'est-ce que vous a apporté ce projet qui vise la création de modules pédagogiques interdisciplinaires pour les enseignants du secondaire ?

Zélie Chevance : Les Humanités dans le Texte, c’est l’opportunité de partager ses recherches et d’échanger avec des spécialistes de différentes disciplines pour approfondir un sujet, et proposer une lecture interdisciplinaire d’un texte ancien. C’est l’occasion de manifester que ces textes peuvent encore aujourd’hui nous donner à penser, qu’on peut en faire des lectures actuelles. Travailler à ce projet, le présenter, le publier en ligne, a suscité des échanges extrêmement riches avec des chercheur·euse·s de tous horizons, mais j’espère toutefois que tout cela ne restera cantonné à la communauté scientifique, et pourra constituer pour les enseignant·e·s et les élèves une ressource adaptée.

Il n’y aurait pas pour moi de plus bel aboutissement à ce projet si les dossiers élaborés pouvaient susciter chez d’autres le même intérêt et la même curiosité pour l’Antiquité qui m’ont animé lorsque j’y travaillais.

Faut-il s'impliquer dans l'enseignement de la recherche et dans la formation des enseignants quand on est à l’ENS ? Comment voyez-vous la mission de l'ENS pour la transmission des recherches en train de se faire et l'implémentation de ce travail dans les classes ?

Zélie Chevance : Oui, il faut s'impliquer dans l'enseignement de la recherche, si l’on a l’envie de transmettre. À l’ENS, de multiples dispositifs permettent d’enseigner, à des publics variés, étudiant·e·s réfugié·e·s en reprise d’études (Migr’ENS), collégien·ne·s (Ecl'or) ou lycéen·ne·s (TalENS). Des dispositifs de ce type sont également mis en place au Département des Sciences de l’Antiquité, comme les Journées Découvrir l’Antiquité (l’accueil d’élèves du secondaire lors de journées thématiques) ou les Horizons Antiques (pour intervenir dans des classes sur un sujet lié à l’Antiquité). Ce qui transparaît dans ces initiatives, c’est que l’important n’est pas nécessairement de communiquer des connaissances précises mais de rendre accessible à tous le savoir. Ce que j’ai envie de transmettre, ce n’est pas un contenu pédagogique, mais une curiosité, une envie de comprendre et de connaître : s’il y a bien une « mission », comme vous le dites, ce serait celle-là. Or l’ENS forme des enseignant·e·s et des chercheur·euse·s, mais surtout des personnes curieuses, désireuses d’apprendre et de transmettre. Parce que transmettre est une compétence qui s’acquiert. Or cela passe beaucoup par des projets pédagogiques comme les Humanités dans le Texte, et par des initiatives associatives.