Les Samedis de la traduction : appréhender la traduction littéraire sous toutes ses formes
Master Class Littéraire # 3
Depuis bientôt 10 ans, l’Espace des Langues et Cultures d’Ailleurs (ECLA) de l’ENS-PSL propose une formation de traduction multilingue, ouverte aux étudiants et doctorants non spécialistes et de tous horizons, qu’ils soient littéraires ou scientifiques.
L’objectif de ces Samedis de la traduction ? Se familiariser avec le travail de traducteur dans le monde de l’édition. Chaque séance est animée par un intervenant professionnel et articulée sur le principe des master classes, entre atelier pratique et réflexion critique.
Rencontre avec Hélène Boisson, cofondatrice des Samedis de la traduction et directrice d’ECLA.
Hélène Boisson, vous co-construisez et coanimez la formation de traduction multilingue « Les Samedis de la traduction ». En quoi consiste-t-elle ?
Hélène Boisson : Les Samedis de la traduction sont ouverts à tous les étudiants et doctorants de l’ENS et de PSL, littéraires et scientifiques. Un nouveau groupe d’une vingtaine de participants aux profils variés est constitué chaque année, sur envoi d’un CV et d’un paragraphe de motivation.
Aucune expérience préalable n’est requise : on y découvre concrètement le travail du traducteur dans le monde de l’édition. Les internationaux ayant un bon niveau en français y sont particulièrement bienvenus et constituent environ la moitié des effectifs. Nous avons eu le plaisir d’accueillir dans le groupe plusieurs enseignants-chercheurs et personnels de l’ENS, comme Lucie Marignac des Éditions rue d’Ulm il y a quelques années, et nous réservons aussi quelques places à des personnes extérieures, notamment des doctorants. La diversité des langues, des parcours et des centres d’intérêt permet des échanges très vivants et inattendus.
Cette formation de traduction entame sa neuvième année d'existence. Comment est-elle née ?
Hélène Boisson : Elle est née d’une rencontre entre deux remarquables linguistes et pédagogues : Houda Ayoub, décédée en 2017, professeure d’arabe qui a durablement marqué l’enseignement des langues à l’ENS, fondatrice de l’Espace des Cultures et des Langues d’Ailleurs (ECLA), et Olivier Mannoni, traducteur germaniste spécialiste de l’histoire du nazisme, avec le projet Historiciser le mal chez Fayard, mais aussi de l’œuvre du philosophe Peter Sloterdijk, ou encore des polars de Martin Suter. Ancien président de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF), Olivier a créé en 2012-2013 une École de Traduction Littéraire (ETL) au Centre National du Livre, à destination des jeunes professionnels ayant déjà publié et souhaitant sortir de leur isolement pour se former au contact de pairs et de mentors.
Cette école que j’ai eu la chance de fréquenter joue désormais un rôle majeur dans la professionnalisation des traducteurs en France, parallèlement aux masters de traduction apparus ces dernières décennies. Houda Ayoub et Olivier Mannoni ont proposé à Marc Mézard, alors directeur de l’École normale, une « version courte » de cette formation, destinée cette fois aux étudiants et étudiantes passionnés de traduction - l’ENS en a toujours compté beaucoup ! - et en quête de premiers contacts dans le milieu de l’édition.
Dans ce but, trois des 16 séances sont animées par des formateurs de l’ASFORED-EDINOVO, organisme de formation continue de l’édition, sur le droit d’auteur et le fonctionnement d’une maison d’édition. D’abord financée par PSL au titre des projets innovants, la formation a ensuite été portée par l'École, puis par l’école universitaire de recherche (EUR) Translitteræ dès sa création. Ces précieux soutiens ont permis de pérenniser ce projet, et les retours des participants et des traducteurs intervenants sont depuis lors extrêmement positifs.
« Nous faisons le pari que la participation de jeunes physiciens, informaticiens, historiens, sociologues… nous aide à aborder la traduction comme un artisanat, portant toujours la marque de chacun. »
Le programme des ateliers organisés à l'ENS est adapté à un public de non-spécialistes, littéraires comme scientifiques. Pourquoi une cible aussi large ?
Hélène Boisson : Un des grands atouts de L’ENS-PSL est la présence de disciplines très différentes : à ECLA, nos élèves partagent déjà en cours de langues leurs sujets de recherche, leurs lectures et leurs méthodes. Un objectif des Samedis de la traduction est de dépasser une conception « romantique » de la traduction, et plus largement de l’écriture, comme pure inspiration − comme un art qui « ne s’apprend pas ». Au contraire, nous faisons le pari que la participation de jeunes physiciens, informaticiens, historiens, sociologues…, moins marqués par cette vision traditionnelle, nous aide à aborder la traduction comme un artisanat, où les aptitudes personnelles sont développées par la pratique, par l’utilisation de nouveaux outils, l’essai de plusieurs solutions avant de parvenir à un résultat satisfaisant, portant toujours la marque de chacun. Un artisanat d’art, si l’on veut !
Qu'est-ce que cette formation propose d'apporter aux étudiantes et étudiants ?
Hélène Boisson : C’est d’abord une rencontre directe, pendant trois heures très intenses, avec une personne ayant traduit de nombreux livres, fréquenté de nombreux auteurs, négocié avec de nombreux éditeurs. L’effectif réduit favorise la prise de parole. J’anime les rencontres en encourageant chacun et chacune à poser des questions et partager propositions et doutes sans craindre de se montrer naïf ou ridicule. On apprend à désacraliser « la bonne traduction » : le parcours du traducteur, sa vision de la littérature, mais aussi les valeurs et attentes d’une époque, influencent la manière de traduire. Certains étudiants et étudiantes ont déjà traduit ou s’apprêtent à le faire : les traducteurs et les formateurs de l’ASFORED les conseillent sur la meilleure manière de se lancer, sur l’aspect financier et juridique du métier, les mettent parfois en contact avec un éditeur chez qui ils feront un stage ou publieront une première traduction. Plusieurs sont déjà devenus traductrices et traducteurs. Pour les autres, cette plongée dans la pratique du métier, avec ses contraintes et ses moments de grâce, enrichira en tout cas leur façon de lire, d’enseigner et de chercher.
Et vous, qu'est-ce que l’enseignement des « Samedis de la traduction » vous apporte ?
Hélène Boisson : Dans ma semaine faite de cours de français et de traduction solitaire, ces rendez-vous matinaux ouvrent un bel espace de réflexion. Vivre ainsi entre les langues est très stimulant, grâce aussi à l’inventivité et à l’enthousiasme de mes collègues et élèves. Les Samedis de la traduction permettent aussi de participer à de belles aventures de traduction en temps réel, comme dernièrement la retraduction du Docteur Jivago de Pasternak avec Hélène Henry, mais aussi d’échanger autrement avec les étudiants, en découvrant leurs centres d’intérêt et leurs projets de publication.
Quels sont les principaux enjeux actuels de la traduction et comment cette formation les aborde-t-elle ?
Hélène Boisson : Le temps où l’on conseillait aux enseignants-chercheurs de ne pas faire état de leurs travaux de traduction, et aux doctorants d’éviter la traductologie, est aujourd’hui révolu. L’idéal du traducteur invisible et de la bonne traduction toujours « élégante et fluide » disparaît peu à peu des discours, et nous espérons aussi y contribuer ! En France comme ailleurs, c’est une période intéressante où la traduction d’édition s’organise et se professionnalise. L’un des combats du moment est celui de la visibilité des traducteurs − en couverture des ouvrages, dans les articles de presse, sur les réseaux sociaux. La défense de leur statut d’auteur et d’une juste rémunération va de pair avec ce mouvement. Les festivals de traduction comme VO/VF ou les Assises d’Arles – les rencontres et émissions qui leur donnent la parole, attirent un public nombreux.
Le progrès de l’intelligence artificielle, qui pousserait les traducteurs à devenir des prestataires tentant d’humaniser après-coup des productions automatiques (la « post-édition »), est aujourd’hui un enjeu majeur. Pour mieux le saisir, plusieurs séances confrontent désormais une « bonne version DeepL » à plusieurs traductions humaines, et à celles des étudiants. Ce qui nous conduit à réaffirmer la valeur ajoutée du savoir-faire humain pour traduire l’implicite, l’ambigu, la voix, le point de vue, le rythme − ou comme l’écrit Barbara Cassin, non pas juste « ce qu’un texte dit », mais « ce qu’un texte fait ».
Cette formation comporte chaque année plus d'une quinzaine d'intervenants, comment sont-ils choisis ?
Hélène Boisson : Maintenir le lien sur l’année avec un seul et même traducteur aurait pu être intéressant. Mais nous avons préféré, pour cette initiation, un tour d’horizon de différentes langues et genres littéraires, et aussi un aperçu des parcours divers de ces traductrices et traducteurs, qui sont aussi parfois enseignants-chercheurs, éditeurs, directeurs de collection, ou encore gens de théâtre. Les étudiants et étudiantes se projettent ainsi dans plusieurs parcours de vie possibles, incarnés par des personnalités différentes. Outre une belle bibliographie, tous partagent en tout cas le goût de la transmission.
« Face à ce texte « intraduisible », toute la classe cogite, des solutions fusent, des versions se succèdent, et on rit souvent. »
Comment se passe un cours type ?
Hélène Boisson : Chaque séance est différente, avec un cahier des charges commun : l’invité présente d’abord son parcours, sa formation, et ce qui l’a poussé à devenir traducteur. Les étudiants sont très demandeurs de ces récits de vie. Ensuite, le traducteur ou la traductrice nous apporte un texte bref dans sa langue de travail, choisi parce qu’il constitue un défi permettant de saisir un ou des problèmes concrets de traduction : rimes, jeux de mots, allusions, argot, alternance de dialectes... Il ou elle explique comment fonctionne la langue de départ, qui n’est pas nécessairement connue de la classe, donne à entendre son rythme, à observer sa graphie. Il présente l’auteur et l’œuvre, les codes propres au genre en présence. Face à ce texte « intraduisible », toute la classe cogite, des solutions fusent, des versions se succèdent, et on rit souvent.
En fin d’année, les étudiants, surtout les plus timides, confirment que cette occasion de travailler l’écriture ensemble sans craindre d’être jugé leur a été précieuse. Les étudiants étrangers contribuent activement : leur connaissance d’autres langues et leur « regard éloigné » sur le français font merveille. La séance se termine par un échange nourri sur les projets des uns et des autres, sur les orientations théoriques du traducteur, avec des conseils de lecture. Souvent, la discussion se poursuit ensuite par courriel, et d’autres rencontres ont lieu au Festival VO/VF, aux Assises d’Arles, en librairie…
Pour cette neuvième année d'existence, y a-t-il des évolutions par rapport aux sessions précédentes ? Quelles seront les principales thématiques ?
Hélène Boisson : Ce dispositif a fait ses preuves : nous le reprenons donc chaque année avec un nouveau groupe. Notre fidèle équipe de traducteurs reste, mais les textes travaillés se renouvellent, reflétant leurs travaux en cours. Translitteræ a permis une fructueuse rencontre avec Laetitia Zecchini et Ada Ackerman, chercheuses de l’équipe THALIM du CNRS, qui nous ont offert de belles séances sur la poésie indienne et sur les écrits d'Eisenstein. Selon les disponibilités des intervenants, certaines thématiques sont davantage mises à l’honneur, comme la traduction du théâtre de Shakespeare avec André Markowicz les premières années, puis la science-fiction et la fantasy avec Florence Bury. Cette année, nous aurons aussi une nouvelle séance sur l’adaptation en littérature jeunesse, un secteur qui conquiert ses lettres de noblesse dans le champ littéraire et intéresse de plus en plus d’étudiants.