« Les scientifiques détiennent un pouvoir fort de sensibilisation sociétale »

Rencontre avec Lucie Ries, récompensée par un prix pour les femmes et la science

Créé le
14 mars 2023
Lucie Ries, post-doctorante au Laboratoire de physique de l'ENS est l’une des lauréates 2022 du prix Jeunes talents France de la Fondation L’Oréal-Unesco, pour les Femmes et la Science. La chercheuse a été récompensée pour ses travaux innovants sur des membranes nanoporeuses filtrantes, capables de bloquer les plus petits polluants en milieu liquide. Une belle prouesse dans le monde de la nanofluidique, qui pourrait amener à de nouvelles solutions de purification domestique et industrielle de l’eau, et ainsi contribuer à garantir un meilleur accès à l’eau potable dans le monde.
Lucie-Ries-1 © Fondation L’Oréal
Lucie Ries © Fondation L’Oréal

En 2020, environ une personne sur quatre n’avait pas accès à de l’eau potable sûre à son domicile et près de la moitié de la population mondiale était privée de services d’assainissement normés (1).  Hors, selon un rapport récent de l’Organisation Mondiale de la Santé et l’UNICEF (1), si les tendances se poursuivent, plus de 2 milliards d’enfants et de familles resteront encore privés de services EAH (systèmes d’eau, d’assainissement et d’hygiène) essentiels et vitaux, d’ici à 2030.

Les voies prometteuses de l’infiniment petit

Lucie Ries est post-doctorante au Laboratoire de Physique de l’ENS-PSL, et préoccupée « depuis toujours » par les enjeux socio-économiques liés au traitement de l’eau. La chercheuse spécialisée en nanofluidique, poursuit ses travaux au sein de l’équipe microMegas de Lydéric Bocquet. Cette discipline de pointe, en plein essor, consiste à étudier le comportement des des fluides dans des canaux extrêmement confinés, aux dimensions proches de l’échelle moléculaire. Étant donné la taille de ces canaux, les molécules sont soumises à des contraintes physiques différentes de celles qui régissent les espaces plus grands.
Les phénomènes inattendus qui émergent à cette échelle de l’infiniment petit - de l’ordre du milliardième de mètre - permettent d’explorer de nouvelles voies, prometteuses dans les domaines de l’énergie et de la désalinisation.

À la fin de l’année 2022, Lucie Ries a vu ses recherches sur la dépollution de l’eau récompensées par le prix Jeunes talents France de la Fondation L’Oréal-Unesco, pour les Femmes et la Science.
Cette native d’Éthiopie, qui a grandi et étudié à Nancy, a développé pendant son doctorat à l'Institut Européen des Membranes de Montpellier des membranes innovantes à base de nanomatériaux bidimensionnels (2D). Ces « passoires », dont la particularité est de disposer de minuscules trous, sont capables de bloquer les plus petits polluants. « Je fabrique ces grillages moléculaires « à façon », afin que la taille des mailles s’ajuste parfaitement pour extraire du sel de l’eau de mer, ou des pesticides et hormones de l’eau courante (2) », explique Lucie Ries.

Au service de la société

Mais « à l’image de nombreuses découvertes en sciences fondamentales dormant sur les étagères des laboratoires », Lucie Ries constate rapidement « la difficulté » de faire évoluer ces filtres innovants vers des solutions concrètes, « capables d’impacter positivement le plus grand nombre. » En 2020, « fascinée par les possibilités offertes par ces phénomènes de transports exotiques aux petites échelles », la scientifique rejoint l’équipe microMégas à l’ENS-PSL en tant que post-doctorante, dans le but de faire évoluer son travail de recherche en science fondamentale. Elle poursuit un objectif : transposer ces membranes 2D vers des solutions de ruptures pertinentes, attractives pour les industriels.

« Participer au développement d’une stratégie scientifique partagée rend la portée de ces matériaux innovants plus concrète et contribue à mettre mes recherches en nanofluidique au service de la société. »

« En transposant les membranes 2D vers des prototypes et des preuves de principes simples, ce travail pourrait également amener à des solutions de purification domestiques accessibles pour des populations souffrant de conditions sanitaires insuffisantes liées à l’eau », ajoute Lucie Ries avec optimisme.

Un fort potentiel environnemental

Pour la chercheuse, les enjeux liés à la séparation moléculaire représentent aujourd’hui « les plus grandes problématiques environnementales et économiques de ce siècle ». Lucie Ries estime que le développement de technologies de purification améliorées aurait un impact sur un grand nombre de phénomènes à risques globaux. « Par exemple, la séparation précise des molécules de gaz limiterait le réchauffement climatique en capturant les gaz à effets de serre, et ouvrirait d’autres perspectives au contexte géopolitique actuel », avance la scientifique. « L’extraction sélective de polluants en milieux liquide améliorerait sensiblement les conditions sanitaires universelles, en limitant la transmission de virus et permettrait de répondre aux stress hydriques de nombreuses régions, notamment au niveau du dessalement et de la dépollution des eaux », ajoute-t-elle. Dans le contexte pandémique de ces dernières années, il n’est pas difficile de saisir l’intérêt « essentiel » que représentent des filtres, véritables « passoires moléculaires », ayant une sélectivité quasi-totale, appuie la chercheuse.

Ces membranes sont porteuses d'avenir pour tous types de purification sélective, car elles peuvent extraire spécifiquement certains composés d’un milieu en fonction de leur taille ou de leur nature. « L’émergence des nanotechnologies membranaires révolutionne le domaine de la purification en offrant des perspectives de contrôle de la matière et de son transport aux plus petites dimensions », justifie Lucie Ries. Plus particulièrement, les membranes 2D qu’étudie la chercheuse se démarquent des filtres standards car elles sont extrêmement perméables tout en étant exceptionnellement sélectives. « Le potentiel de ces membranes nanoporeuses en termes de sciences fondamentales est immense, et leur fonctionnement très subtil ouvre de nombreuses opportunités dans le domaine des sciences aux nano-échelles », souligne-t-elle.

La révolution des matériaux 2D

Par exemple, sur la base de ces matériaux innovants, Lucie Ries et son équipe ont développé un procédé novateur de dessalement sous champ électrique. Les chercheurs travaillent actuellement à la compréhension de ce phénomène fondamental d’osmose aux nano-échelles. Ils ont ainsi réalisé sur ce principe un prototype capable de purifier de l’eau en étant alimenté par seulement quelques volts (3). « À l’inverse des techniques de dessalement actuelles, ce concept électro-osmotique implique des installations plus facilement implémentables à petite échelle », explique Lucie Ries.
« Ce procédé inédit pourrait être ainsi utilisé comme solution portable pour la purification de l’eau dans des zones à risques, ou encore à l’échelle locale d’une petite île. » L’équipe de Lucie Ries est également en train d'élaborer des mousses de matériaux 2D capables d'absorber des micropolluants - médicaments, hormones, pesticides, produits chimiques -  dans le but de décontaminer les eaux usées civiles, agricoles ou encore industrielles (4). « Les matériaux 2D étant récents, il existe encore énormément d’opportunités non explorées », précise la scientifique, qui investigue en parallèle l’élaboration de membranes à partir de matériaux 2D plus exotiques, pour lesquels l’intérêt est croissant dans le paysage industriel.

« La science doit contribuer à la protection de l’environnement »

Lucie Ries est persuadée que les scientifiques détiennent « un fort pouvoir de sensibilisation sociétale », et que la science doit contribuer à la protection de l’environnement, « en apportant par exemple davantage de solutions locales, des avancées technologiques ou encore en proposant des modèles de consommations alternatifs. »

La bourse obtenue grâce au prix Jeunes talents France de la Fondation L’Oréal-Unesco permettra à Lucie Ries de se former à la valorisation de la recherche et à l’entreprenariat. La scientifique espère aussi pouvoir mettre en place des moments de partage avec des jeunes de tous âges, autour des sciences et de leur impact positif sur l’environnement.
Soucieuse de transmettre sa passion et son engagement à toutes et tous, le programme Jeunes Talents est pour Lucie Ries une « incroyable opportunité » de s’impliquer dans un réseau international de femmes scientifiques, « pour collaborer et transmettre autour de problématiques socio-environnementales tels que l’accès à l’eau potable ».

Briser le plafond de verre

Si Lucie Ries considère que « la place des femmes dans les sciences évolue positivement », il reste cependant beaucoup de « barrières invisibles » à surmonter, chiffres à l’appui : « en France, on dénombre 32 % de femmes effectuant un doctorat en sciences exactes (5), 29 % de femmes en écoles d’ingénieurs (5), 29 % de femmes parmi les directeurs de recherche et les professeurs dans le secteur public (6). En Europe, seulement 18 % des hautes fonctions universitaires sont exercées par des femmes (6), et, au niveau mondial, seules 4 % de femmes ont été récompensées par des Prix Nobel scientifiques (7) ».

« C’est dans la diversité de ses acteurs - qu’elle soit genrée, ethnique, socio-culturelle… - que la science tire le plus de richesses. »

« Je retrouve malheureusement encore beaucoup trop de témoignages aberrants de femmes scientifiques ayant vécu des situations de discrimination sur le motif de leur genre au travail », constate Lucie Ries. « Je suis convaincue que des initiatives à l’image de celle de la Fondation L’Oréal UNESCO visant à promouvoir les femmes dans les sciences et à leur donner davantage de voix dans l’espace médiatique, aideront à casser ce plafond de verre auquel elles se heurtent tout au long de leurs carrière », ajoute la chercheuse. « Ayant eu un premier enfant pendant mon doctorat et un second en postdoctorat, j’aurais moi-même été confortée par davantage de représentations de femmes scientifiques dans des situations similaires auxquelles j’aurais pu m’identifier », se rappelle-t-elle.

Car les opportunités offertes aujourd’hui par la recherche sont « extraordinaires », estime Lucie Ries. « La science va de plus en plus contribuer à apporter des solutions aux défis socio-environnementaux actuels. Et c’est dans la diversité de ses acteurs - qu’elle soit genrée, ethnique, socio-culturelle… - qu’elle tire le plus de richesses. » conclut la chercheuse.

 


(1) Source : Des milliards de personnes n’auront pas accès à l’eau salubre, à l’assainissement et à l’hygiène en 2030 si les progrès n’avancent pas quatre fois plus vite, avertissent l’OMS et l’UNICEF, 1er juillet 2021, UNICEF
(2) Enhanced sieving from exfoliated MoS2 membranes via covalent functionalization, Lucie Ries, Eddy Petit, Thierry Michel, Cristina Coelho Diogo, Christel Gervais, Chrystelle Salameh, Mikhael Bechelany, Sébastien Balme, Philippe Miele, Nicolas Onofrio, Damien Voiry, Nature Materials, 18 octobre 2019
(3) Abdelghani- Idrissi S. et. al. , (in prep.), (2022)
(4) Can Oguz I. et. al., (in prep.), 2022
(5) Source : Femmes et hommes, l’égalité en question, Édition 2022, Insee
(6) Source : Enseignement supérieur, recherche et innovation - Vers l’égalité femmes-hommes ? chiffres clés 2022, Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
(7) Source : Researchers voice dismay at all-male science Nobels, Katharine Sanderson, 8 octobre 2021, nature.com