« Les scientifiques se doivent de produire des connaissances à même de favoriser les transitions sociales et écologiques »
Rencontre avec Kévin Jean, titulaire de la Chaire de professeur junior « Santé et changements globaux »
En mars dernier, Kévin Jean devenait titulaire de la Chaire de professeur junior « Santé et changements globaux » à l’Institut de biologie de l’ENS-PSL (IBENS), un poste mêlant à la fois recherche et enseignement. Ses missions ? Développer des cours reliant les disciplines implantées à l’IBENS avec le domaine de la santé publique, dans le contexte des crises environnementales actuelles.
En parallèle, l’épidémiologiste concentre ses travaux sur les bénéfices pour la santé des politiques climatiques. Des recherches interdisciplinaires, à la croisée des sciences dures et des sciences sociales.
Pour Kévin Jean, très investi dans le milieu associatif et impliqué dans plusieurs médias de vulgarisation scientifique, la transmission des savoirs est essentielle : elle doit permettre la diffusion des connaissances au-delà de la sphère académique, notamment pour rencontrer les acteurs sociaux et politiques qui pourraient s’y appuyer. Rencontre.
En 2023, dans son sixième rapport d’évaluation, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) faisait état des multiples conséquences du changement climatique sur la santé : « décès et maladies dus à des phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents, problèmes de santé mentale, altération de nombreux déterminants sociaux d’une bonne santé, tels que les moyens de subsistance, l’égalité et l’accès aux soins de santé et aux structures de soutien social… » (1) Un constat préoccupant, tandis que l’Institut Pasteur qualifie le phénomène « d’épidémie silencieuse ».
Des politiques climatiques bénéfiques pour la santé
Kévin Jean, titulaire de la Chaire de professeur junior « Santé et changements globaux » à l’Institut de biologie de l’ENS-PSL, connaît bien les enjeux – complexes et cruciaux – de l’impact du climat sur la santé, son principal sujet de recherche. Ses travaux s’intéressent en particulier à l'évaluation en santé de scénarios de transition énergétique, « des feuilles de route développées par des acteurs variés pour détailler les transformations nécessaires au sein d’un système socio-économique – par exemple, celui de la France – pour atteindre la neutralité carbone », explique le scientifique.
Il y a quelques années, le chercheur réalise avec quelques collègues que les outils de l’épidémiologie et de la modélisation peuvent permettre d’estimer les impacts de ces transformations sur la santé de la population. « Ceux-ci sont la plupart du temps positifs : les politiques climatiques s’avèrent être aussi des politiques de santé publique », indique-t-il. « Réduire la combustion des énergies fossiles revient à améliorer la qualité de l’air, favoriser des transports moins carbonés comme la marche et le vélo contribue à augmenter l’activité physique », justifie-t-il. « Et réduire la viande dans nos assiettes, l’aliment qui pèse le plus dans le bilan carbone de l’alimentation, c’est améliorer la qualité nutritionnelle des régimes… » Pour le chercheur, mettre en évidence ces bénéfices permet de présenter les politiques climatiques non pas sous l’angle de ce à quoi il faudrait renoncer, « comme c’est trop souvent fait », mais en mettant en avant « ce que nous avons toutes et tous à y gagner ».
Épidémiologiste de formation, Kévin Jean suit d’abord des études en biologie et en écologie, avant d’effectuer un mastère spécialisé à l’École des Hautes Études en Santé Publique. Il effectue ensuite un doctorat en épidémiologie à l’INSERM, dans le domaine de la prévention du VIH. Puis, il rejoint l’Imperial College London en tant que post-doctorant et se forme aux méthodes de modélisation des maladies infectieuses. En 2016, il est recruté comme maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) où il enseigne au sein de cursus de santé publique et santé au travail, tout en continuant ses recherches dans le domaine de l’évaluation des stratégies de prévention des maladies infectieuses.
En 2018, il commence à développer au Cnam des enseignements généralistes, destinés à toutes les filières, sur les enjeux des transitions écologiques, « une sorte de kit de premiers secours : tout ce que n’importe quel étudiant ou citoyen devrait savoir pour appréhender les changements globaux actuels – changement climatique, perte de biodiversité, pollutions des milieux…», précise-t-il. « Puis j’ai fait entrer ces enjeux dans mes sujets de recherche, en m’intéressant aux liens entre santé et climat, jusqu’à ce que cela devienne aujourd’hui ma thématique de recherche principale. »
« Pratiquer cette interdisciplinarité prend du temps, mais c’est bien souvent à ce prix que sont construites les connaissances les plus pertinentes pour faire face aux enjeux environnementaux et sociaux actuels. »
Une interdisciplinarité indispensable
En mars 2024, Kévin Jean devient titulaire de la Chaire de professeur junior « Santé et changements globaux » de l’Institut de biologie de l’ENS-PSL (IBENS). Un domaine en émergence, faisant intervenir la modélisation des systèmes complexes et l’analyse de grands jeux de données. Son poste mêle à la fois des missions de recherche et d’enseignement. « Mes travaux portent sur ce qu’on appelle les co-bénéfices sanitaires des mesures d’adaptation et d'atténuation du réchauffement climatique : comment les politiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ou pour s’adapter aux changements déjà perceptibles du climat peuvent avoir des conséquences, bien souvent positives, sur la santé des populations », explique-t-il.
Des recherches où il est « indispensable » de croiser les disciplines : « L’épidémiologie et la santé publique sont à la croisée des sciences de la vie et des sciences sociales », indique Kévin Jean. « Pour conduire des études épidémiologiques ou interpréter leurs résultats, il faut aussi s’intéresser à ce qu’apportent les sciences sociales, l’économie, les sciences du comportement…», poursuit-il. « Pratiquer cette interdisciplinarité prend du temps, mais c’est bien souvent à ce prix que sont construites les connaissances les plus pertinentes pour faire face aux enjeux environnementaux et sociaux actuels. »
Côté enseignement, Kévin Jean développe un programme de cours faisant le lien entre les disciplines qui sont déjà « très bien implantées » à l’IBENS – comme la biologie, l’écologie et l’évolution – et la santé publique dans le contexte des crises environnementales en cours. Le chercheur élabore notamment un enseignement illustrant l’emploi de méthodes utilisées en écologie pour traiter des questions de santé, dans une approche de santé planétaire.
Kévin Jean va également participer à des enseignements sur les liens entre changement climatique et santé dans le cadre d’une PSL Week en novembre 2024. Mais ce n’est pas tout. Au sein du Centre de formation sur l'environnement et la société (CERES), le scientifique participe à la création du nouveau Master transdisciplinaire PSL Science de la durabilité, qui vise à former des étudiants et étudiantes à appréhender la complexité des enjeux de transitions sociales et écologiques. De beaux projets mis en route en à peine quelques mois, facilités, selon Kévin Jean, par l’environnement de l’ENS-PSL, et plus largement de l’Université PSL : « Depuis mon arrivée, j’y ai trouvé un écosystème académique extraordinairement favorable au développement de la recherche sur les enjeux des transitions sociales et écologiques : des biologistes mais également des agro-écologues, climatologues, économistes, sociologues, juristes… toutes et tous désireux de travailler conjointement dans ces directions », témoigne-t-il.
Diffuser les connaissances au-delà de la sphère académique
La science au service des enjeux sociétaux et environnementaux contemporains est une motivation particulièrement importante pour Kévin Jean, très investi dans le milieu associatif et dans la diffusion des savoirs, en particulier sur les thématiques de la justice climatique et des sciences citoyennes. « Les travaux du GIEC nous l’ont récemment rappelé : ce sont les choix que nous ferons dans la décennie en cours qui détermineront la trajectoire du réchauffement climatique global d’ici la fin du siècle », appuie-t-il. « Dans ce contexte, les scientifiques se doivent de produire des connaissances utiles et pertinentes pour identifier des trajectoires sociétales soutenables, mais aussi pour que ces connaissances soient prises en compte dans nos choix collectifs », justifie le chercheur, qui écrit régulièrement pour des médias de vulgarisation scientifique et environnementaux, comme The Conversation et Bon Pote.
Pour Kévin Jean, la transmission des savoirs permet de diffuser les connaissances scientifiques au-delà de la seule sphère académique, et ainsi de toucher les acteurs sociaux et politiques qui pourraient s’y appuyer.
« Au-delà de la question de la production et de la transmission des connaissances, les chercheurs peuvent œuvrer de différentes façons pour favoriser les transitions sociales et écologiques, ce dont témoigne la vitalité des collectifs scientifiques engagés sur ces questions dans les dernières années, et dans lesquels je suis personnellement impliqué », explique-t-il.
En parallèle de son poste à l’IBENS, Kévin Jean a rejoint plusieurs de ces collectifs : Scientifiques en Rébellion, dont le rôle principal est d’alerter sur les crises écologiques, Labos 1point5, qui œuvre pour la transition écologique du secteur de la recherche lui-même et Sciences Citoyennes, tourné vers la création de politiques de recherche plus à même de répondre aux attentes de la société concernant les défis environnementaux et sociaux.
« Ces dernières années, j’ai vu beaucoup de collègues, y compris parmi les jeunes, parfois au sortir du doctorat, se questionner sur le sens de leur recherche dans le contexte actuel de crise écologique », constate Kévin Jean. « Aujourd’hui, il est devenu indispensable de développer une approche scientifique responsable, c’est-à-dire attentive aux contextes et aux conséquences de nos travaux de recherche », conclut le chercheur.
(1) Source : Changement climatique et santé, Organisation mondiale de la santé, 12 octobre 2023.