Lire sans mesure - Une sélection de livres à glisser sous le sapin

Lire sans mesure

Par Anne Simon

Bien sûr, je devrais, comme livre phare de toujours, vous parler d’À la recherche du temps perdu. Mais en ce centenaire de la mort de Proust, un tsunami de paroles et de mots se déversent sur lui (je plaide coupable) : « MAYDAY ! MAYDAY ! », s’écrierait Éric Chevillard – encore un qui, capable de me faire rire en plein déluge, m’accompagne au long cours, de Palafox à L’Arche-Titanic. Le rire, c’est ce qu’on a quand il ne reste rien, qu’il faut dévoiler l’innommable, ou qu’on veut semer la joie. La joie : pas facile, selon Jean Giono. Il suffit d’y croire, répond Céline Minard.

♦ Un roi sans divertissement
Jean Giono, (Paris, Gallimard, 1947)

« Un roi sans divertissement est un homme plein de misère » (Pascal) : on aimerait, quand on a un écrivain de toujours, le suivre partout, y compris dans ses misères. Mais voilà, si mon âme respire le grand large avec Giono – mon absolu vital –, elle étouffe de ses errements politiques, au moment de la seconde guerre mondiale. Giono n’en reste pas moins l’écrivain le plus cosmique et le plus sensuel du vingtième siècle, l’écrivain de la vie animale, du « nocturne » sauvage, de la démesure et des « tendresses » impossibles.
Meurtres en série, traques… Si vous faites parties des « âmes fortes » et si la neige tombe, lisez ce roman policier et métaphysique : vous y trouverez des humains qui tentent de s’élargir aux dimensions du ciel, du sang, du blanc implacable, ou tout simplement de tenir debout. Ajoutez des femmes sachantes, des loups humains et animaux, et un arbre « charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d’essaims », qui danse « comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité »…

♦ Faillir être flingué
Céline Minard, (Paris, Rivages, 2013 ; Rivages poche, 2015)

Dans la lignée de Giono, version western énergique, qui poursuit qui ? Qui cherche quoi ? Déjà, ne pas être flingué ou flinguée serait une bonne chose. Et aussi, éviter les mauvaises rencontres – « Au début de la nuit, un blaireau manqua lui marcher sur le corps en sortant d’un terrier. Ils échangèrent quelques invectives, l’animal crachant tout ce qu’il savait à la face de l’homme qui faisait devant lui de grands moulinets de bras. » Ensuite, avec un carnet de bord pour noter le nom des personnages, vous filerez la piste : d’un peuple décimé et de celle qui reste, d’un cheval curieux et mélomane, d’oiseaux volants sur la voûte du ciel ou d’une grotte, d’un homme à abattre. Dans ce roman, on crève des erreurs commises, on se tire dessus, on prend des bains, on boit ou on fait l’amour, on bâtit une ville… Et on comprend que « la langue des vaches » est « une musique céleste ». L’Amérique au galop ou à pied, dure, vaste, fantasque.