Médailles d’argent CNRS 2024 : trois chercheurs et une chercheuse de l’ENS-PSL récompensés
Félicitations aux lauréats
Les Talents CNRS 2024 ont récompensé les chercheurs et chercheuses de l’École normale supérieure - PSL avec 4 médailles d’argent. Bravo à eux !
Rencontre avec les lauréats, Giulio Biroli, professeur de physique théorique, Marc Fleurbaey, professeur d’économie attaché à l’ENS-PSL, directeur de recherche CNRS et professeur à la Paris School of Economics, Jean-Louis Halpérin, historien du droit et professeur à l’ENS-PSL et Aleksandra Walczak, biophysicienne et directrice de Recherche CNRS au département de physique de l’ENS-PSL.
Giulio Biroli
Physicien, professeur de physique théorique à l’ENS-PSL
« La méthode scientifique développée par les physiciens pour faire face à la complexité du monde qui nous entoure est un mélange d’intuition, déduction, abstraction avec un zeste de naïveté qui me plaît énormément. »
Quel est votre parcours ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans la physique ?
Giulio Biroli : Après une formation initiale en ingénierie nucléaire au Politecnico de Milan, en Italie, qui m’a fait découvrir la beauté de la physique, en particulier la physique statistique et quantique, j’ai effectué un programme d’échange avec l’École polytechnique à Palaiseau. Au cours des 6 mois passés à l’X, j’ai eu la chance d’avoir des cours remarquables en physique théorique, en particulier celui passionnant d'Antoine Georges et de Marc Mézard. Ce cours a joué un rôle clef dans ma formation et ma passion pour la physique statistique.
J’ai ensuite continué ma formation avec un DEA de physique théorique à l’ENS-PSL et effectué une thèse sous la direction de Rémi Monasson, au Laboratoire de physique théorique de l'ENS (aujourd’hui regroupé au sein du Laboratoire de physique de l’ENS). Je suis ensuite parti en postdoctorat à l'Université de Rutgers aux États-Unis pendant 2 ans, avant d’obtenir un poste permanent au centre de physique théorique du CEA. Je suis actuellement professeur au département de physique de l’ENS-PSL.
Mon orientation vers la recherche s’est faite sans y penser, c’était évident pour moi. Le problème était plutôt « est-ce que j’y arriverai ? » Pourquoi avoir choisi la physique ? J'aime beaucoup toutes les sciences dites “dures”, et dans ma carrière j’explore beaucoup de domaines différents comme les maths, l’informatique, la biologie et l’économie.
La physique a pour moi quelque chose d’unique : c’est une science qui va du très abstrait au très concret, où intuition, déduction, abstraction jouent ensemble un rôle clef. La nature et le monde qui nous entourent sont très souvent bien trop complexes pour être analysés complètement. La méthode scientifique développée par les physiciens pour faire face à cette complexité est un mélange d’intuition, déduction, abstraction avec un zeste de naïveté qui me plaît énormément.
Quels sont les travaux pour lesquels vous avez obtenu la Médaille d’argent du CNRS ?
Giulio Biroli : J’avoue que je ne sais pas. Mais je peux essayer de deviner. L’intitulé de ma médaille d’argent est physique des systèmes complexes. Je pense donc que la médaille reconnaît mon activité en physique statistique des systèmes désordonnés et physique hors-équilibre - verres, verres de spins, systèmes quantiques désordonnés - et les différentes approches interdisciplinaires que j’ai développées et qui m’ont permis de travailler à l’interface entre la physique statistique et l'informatique, les maths et plus récemment, l’écologie.
Cela s’inscrit dans la direction de recherche distinguée par le prix Nobel de physique 2021 à Giorgio Parisi. Celle-ci étudie les comportements émergents, ou les phénomènes collectifs, qui résultent de l’interaction entre plusieurs degrés de liberté. Ces interactions microscopiques donnent souvent lieu à des contraintes contradictoires. Il est donc difficile, voire complexe, de comprendre comment les degrés de liberté se concertent pour donner lieu aux comportements collectifs macroscopiques. C’est une problématique commune à des systèmes très divers : comment se forme un solide amorphe ? Comment les réseaux de neurones artificiels apprennent-ils ? Comment la biodiversité se construit-elle dans les communautés écologiques ? Ce sont des questions passionnantes, centrales dans des domaines très différents, mais qui ont un dénominateur commun : il s’agit de systèmes complexes pour lesquels les approches de physique statistique peuvent être fort utiles. La médaille d’argent reconnaît mon activité dans ce domaine.
Que représente pour vous l’obtention de ce prix ?
Giulio Biroli : Recevoir cette distinction est, bien évidemment, un grand honneur et une très belle reconnaissance. Ce qui m'a procuré le plus de joie, c'est de savoir que les collègues et représentants de la communauté de la physique théorique au CNRS étaient convaincus que je méritais la médaille d'argent.
Un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche et plus précisément dans la physique ?
Giulio Biroli : Ne pas considérer qu’il y a des frontières dans les domaines scientifiques. Suivre sa passion, s’amuser, s’émerveiller, et apprendre toujours un peu plus. La science, et la physique en particulier, sont pleines de sujets passionnants, et de questions ouvertes.
Marc Fleurbaey
Économiste, professeur attaché à l’ENS-PSL, directeur de recherche CNRS et professeur à la Paris School of Economics
« L’esprit de la recherche est avant tout de l’échange et de la confrontation d’idées, dans la poursuite collective et coopérative d’une connaissance approfondie. »
Quel est votre parcours ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans les sciences sociales ?
Marc Fleurbaey : J’ai étudié l’économie et la philosophie à l’université, avant de rejoindre l’École nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE) puis l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), pour ensuite revenir à l’université comme professeur, d’abord à l’université de Cergy-Pontoise puis à l’université de Pau. Et finalement retour à Paris en 2005 pour entrer au CNRS, avec une parenthèse de dix ans comme professeur à l'université de Princeton, aux États-Unis. Je suis aujourd’hui professeur attaché au département d’économie de l’ENS-PSL et directeur de recherche CNRS et professeur à la Paris School of Economics. Une carrière faite d’expériences très variées, mais ma motivation principale a toujours été la recherche, avec l’ambition présomptueuse de comprendre les mécanismes de notre société et en particulier de son moteur économique, pour essayer de dégager la perspective d’une société plus juste. Mon parcours a été jalonné de rencontres essentielles avec de nombreux mentors et collaborateurs, j’ai eu le privilège de travailler avec plus de 170 co-auteurs !
Quels sont les travaux pour lesquels vous avez obtenu la Médaille d’argent du CNRS ?
Marc Fleurbaey : Ce sont souvent des travaux collectifs, je vais donc employer le « nous ». En dialogue avec la philosophie, nous avons étudié - et critiqué ! - les théories de l’égalité des chances. Par ailleurs, nous avons proposé une méthode pour construire des indicateurs socio-économiques qui intègrent diverses conceptions de l’égalité et respectent les valeurs et projets de vie variés des personnes. Ceci a donné lieu à de nombreuses applications dans l’évaluation de programmes de santé publique, de politiques de redistribution par l’impôt, de politiques climatiques, et dans la construction d’indicateurs alternatifs au PIB. Ces travaux tendent par exemple à justifier une politique ambitieuse de revenu de base universel, à montrer que la prise en compte du coût psychosocial du chômage rend les récessions bien plus dramatiques que ne le suggèrent les statistiques du PIB, et à préconiser une politique de taxe carbone accompagnée de compensations pour les moins riches.
Que représente pour vous l’obtention de ce prix ?
Marc Fleurbaey : Une satisfaction que ces travaux soient reconnus, bien sûr, même si la vraie reconnaissance que nous cherchons tous est plutôt dans l’impact effectif de nos travaux. Pour être franc, je trouve les prix et récompenses donnés aux individus tout à fait contraires au vrai esprit de la recherche, qui est avant tout de l’échange et de la confrontation d’idées, dans la poursuite collective et coopérative d’une connaissance approfondie.
Un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche et plus précisément dans les sciences sociales ?
Marc Fleurbaey : Les jeunes qui s’orientent vers la recherche sont très anxieux de nos jours, la pression est insupportable à cause de trop faibles débouchés. Je leur conseille de se focaliser avant tout sur l’intérêt intrinsèque de leur objet de recherche, en étant ouverts à diverses carrières possibles. Dans les sciences sociales, il y a urgence à forger une compréhension systémique, pour contrer la dérive du monde vers des formes de fascisme et renouveler notre relation à la nature.
Jean-Louis Halpérin
Historien du droit, professeur à l’ENS-PSL
« Comme toute recherche en sciences sociales, il s'agit en droit de comprendre le fonctionnement des sociétés du passé et du présent à travers ce que révèlent les règles de droit et leurs usages. »
Quel est votre parcours ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans le droit ?
Jean-Louis Halpérin : Entré à l'ENS par l'option histoire en 1979, j'ai voulu étudier le droit durant ma scolarité normalienne pour avoir plus de prise avec la société. J'ai été séduit par la discipline de l' « histoire du droit » et j'ai fait une thèse d'archives sur le Tribunal de cassation sous la Révolution française. En devenant en 1988 professeur de droit d'abord à l’université de Lyon III, puis à l’université de Bourgogne, à Dijon avant de rejoindre le département de sciences sociales de l’ENS en 2003, j'ai pensé que je devais continuer à faire des recherches sur les systèmes juridiques du passé en France et dans d'autres pays. La recherche dans les sciences juridiques consiste à analyser les règles de droit du passé et du présent, avec le point de vue « externe » d'un observateur qui n'est pas soumis à ces règles ou ne participe pas directement à leur application. Comme toute recherche en sciences sociales, il s'agit de comprendre le fonctionnement des sociétés du passé et du présent à travers ce que révèlent les règles de droit et leurs usages.
Quels sont les travaux pour lesquels vous avez obtenu la Médaille d'argent du CNRS ?
Jean-Louis Halpérin : Mes livres et mes articles ont porté sur des sujets qui n'étaient guère abordés jusque-là : l'histoire des tentatives de codification civile sous la Révolution française (L'impossible Code civil, 1992), les destinées du Code Napoléon de 1804 à nos jours (Histoire du droit privé français depuis 1804, 1996), l'Histoire des droits en Europe (2004) et plus récemment Une histoire des droits dans le monde (2023). Cette ouverture de ma discipline vers l'époque contemporaine et vers l'histoire comparée s'est accompagnée d'un investissement dans des recherches collectives au sein des structures du CNRS, notamment le Centre de Théorie et Analyse du Droit, sous la tutelle de l'Université Paris Nanterre et de l'ENS-PSL.
Que représente pour vous l'obtention de cette médaille ?
Jean-Louis Halpérin : Je suis fier d'être le premier universitaire historien du droit à recevoir la médaille d'argent du CNRS. Au-delà de la reconnaissance de mes travaux et de mes engagements nationaux et internationaux, j'y vois un encouragement au développement de la place de la recherche en sciences du droit au sein du CNRS, de l'inscription du droit dans les sciences sociales et de son implantation à l'ENS-PSL.
Un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche et plus précisément dans le droit ?
Jean-Louis Halpérin : Apprendre à connaître les règles de droit est un solfège un peu rébarbatif, faire ses gammes avec les analyses des juristes est déjà plus stimulant, innover dans la recherche en identifiant des textes de droit tombés dans l'oubli et en proposant de nouvelles interprétations des « partitions » juridiques les plus classiques suscite un appétit de savoir, une envie de « dévoiler » les phénomènes juridiques et un enthousiasme pour engager des jeunes étudiantes et étudiants à enrichir à leur tour notre stock de connaissances.
Aleksandra Walczak
Biophysicienne, Directrice de Recherche CNRS au département de physique de l’ENS-PSL
« La perspective d'explorer de nouveaux domaines m'a toujours motivée à poursuivre des recherches en physique. »
Quel est votre parcours ? Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans la physique ?
Aleksandra Walczak : J'ai étudié la physique à l'Université de Varsovie, où j'ai été initiée à la biophysique. J’ai dû décider quoi étudier à 18 ans et j’ai choisi la physique car j’étais assez bonne dans ce domaine, mais je sentais qu’il me restait encore beaucoup à apprendre. Avec le recul, je réalise que je n'avais aucune idée de ce qui est actuellement exploré en physique, ni de la véritable nature de cette discipline. Mon choix était donc en partie fortuit et largement basé sur des informations incomplètes. Je pense avoir sérieusement sous-estimé l'ampleur des connaissances à acquérir ! Cependant, la perspective d'explorer de nouveaux domaines m'a toujours motivée à poursuivre en physique. J'ai effectué mon doctorat à l'Université de Californie à San Diego, où j'ai travaillé sur l'expression stochastique des gènes. Vers la fin de mon doctorat, j'ai passé du temps à l'Institut de physique Kavli en tant que graduate fellow, puis j'ai été fellow du Princeton Center for Theoretical Science, où je me suis intéressée à la théorie de l'information et à son développement. Par la suite, je suis arrivée au département de physique de l'ENS-PSL en tant que chargée de recherche CNRS.
Quels sont les travaux pour lesquels vous avez obtenu la Médaille d’argent du CNRS ?
Aleksandra Walczak : Je travaille dans le domaine de la physique des systèmes vivants. Bien que les systèmes biologiques semblent initialement défier les lois de la physique en raison de leur complexité et de leur dynamisme, ils restent soumis à ces lois fondamentales. Avec mes collaborateurs, nous cherchons à comprendre comment ces lois physiques gouvernent les systèmes vivants et à repousser les limites de la physique moderne pour formuler de nouvelles lois inspirées par les organismes vivants réels.
Actuellement, mes principaux domaines d'intérêt portent sur la diversité des récepteurs des lymphocytes immunitaires, le comportement collectif des animaux et le développement de la mouche. Par exemple, en utilisant des données de séquençage du répertoire immunitaire des récepteurs de lymphocytes, nous avons caractérisé précisément la formation de la diversité des lymphocytes B, qui conduisent à la production d'anticorps, et les lymphocytes T, qui reconnaissent et détruisent les cellules infectées, dans différentes espèces. Cette analyse nous a permis d'établir une base de référence pour la diversité et la composition du répertoire immunitaire d'une personne en bonne santé, ce qui a conduit à la création de scores statistiques révélant des maladies auto-immunes et des réponses virales. Nous avons également identifié des cellules protectrices préexistantes à l'infection COVID chez des patients, activées lors d'une infection par le SRAS-CoV-2. En outre, nous avons démontré comment le séquençage immunitaire peut être utilisé à des fins médico-légales sans compromettre la confidentialité, en distinguant des échantillons de jumeaux longtemps après les faits.
Que représente pour vous l’obtention de ce prix ?
Aleksandra Walczak : Ce prix est une immense distinction et une merveilleuse surprise. Je le considère comme une reconnaissance du travail de l'ensemble de la communauté scientifique dans laquelle j’évolue, ainsi que de mes nombreux collaborateurs. Il est souvent difficile de naviguer à l'interface entre différents domaines, et je suis ravie de voir que nos efforts collectifs ont été remarqués. On m'a souvent conseillé de ne pas m'aventurer dans le domaine de l'immunologie, sous prétexte qu'il n'était pas prêt à être quantifié. J'espère que cette récompense encouragera d'autres chercheurs à explorer de nouveaux domaines.
Un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche et plus précisément dans la physique ?
Aleksandra Walczak : La physique offre la possibilité d'étudier une multitude de systèmes différents et vous enseigne une approche quantitative pour comprendre le monde réel et rechercher des abstractions. Personnellement, travailler à l'interface entre différents domaines m'a permis d'acquérir des compétences et des perspectives précieuses. Je recommande donc de rester ouvert d'esprit et de ne jamais exclure la possibilité d'explorer un sujet donné, car vos intérêts et votre parcours peuvent évoluer de manière inattendue.