Nous ! Le vivant : « Quel vivant voulons-nous pour demain ? »
Entretien croisé avec Anne Simon et Alice Lebreton à l’occasion de la première Biennale du Vivant
Anne Simon (chercheuse en zoopoétique, CNRS-ENS-PSL) et Alice Lebreton (biologiste INRAE, ENS-PSL), membres du comité scientifique de « Nous ! Le vivant », première Biennale du Vivant, qui aura lieu le 23 septembre 2023, nous parlent de ce formidable projet né de la volonté de mettre au jour l’immense diversité du vivant et la multiplicité des approches possibles.
Vous êtes les deux organisatrices à l’ENS de « Nous ! Le vivant », pouvez-vous nous décrire en quelques mots ce que cette première Biennale du vivant souhaite proposer ?
À l’heure d’une situation écologique désastreuse, le projet est né de la volonté de prendre acte des recherches, des compétences et des engagements de longue haleine concernant le vivant dans trois institutions de la Montagne Sainte Geneviève qui ont toutes près de 250 ans d’existence. L’objectif est, une fois tous les deux ans, de tomber les murs des laboratoires et des salles de séminaires, pour exposer les questionnements, les représentations et les lignes d’horizon qui se déploient au sein du Muséum national d’Histoire naturelle, de l’École normale supérieure et de sa voisine l’École nationale supérieure des arts décoratifs – sans se priver, bien sûr, de faire entendre le dialogue que leurs chercheurs et chercheuses entretiennent avec des collègues d’autres institutions.
Par-delà ce souci d’éclairer une constellation des travaux effectués ou en cours, il y avait aussi un pari, porté par notre collaboration avec un journal grand public comme Libération : œuvrer au décloisonnement des savoirs et des pratiques, en proposant des échanges entre spécialistes de disciplines très différentes, au carrefour des sciences, des lettres et des arts, qui seront donc conduits à user d’un vocabulaire permettant de se comprendre les uns les autres. Le comité scientifique souhaite ainsi mettre au jour l’immense diversité du vivant, la multiplicité des approches possibles, voire susciter des collaborations futures. Les lexiques et les méthodes sont parfois très éloignés : nous espérons donc des débats riches, des découvertes, et, pourquoi pas, des controverses !
Pourquoi le choix de ce titre « Nous ! Le vivant » ?
« Nous ! Le vivant » oscille volontairement entre pluriel et singulier. Ce titre permet tout d’abord de réunir ou d’évoquer toutes les formes et modalités de la vie : « nous » englobe aussi bien les microcosmes des océans et des sols que le ver à soie tissant son cocon, les humains dans toute leur diversité que les organismes fantasmés de la science-fiction, le foisonnement des forêts tropicales que les cultures contrôlées en laboratoire. Cette démultiplication produit « le vivant », participe présent actif transformé en nom, qu’il convient d’entendre comme un processus constitué de relations dynamiques et fécondes. Un processus qui se répercute à toutes les échelles de temps : de la fugacité de la transmission synaptique entre l’œil et le sourire aux temps géologiques de l’évolution, en passant par le temps de chaque génération. Un processus dont nous ne sommes pas spectateurs mais partie intégrante, tout à la fois entraînés dans la danse et chorégraphes.
Le « nous » renvoie bien sûr aux croisements entre disciplines que nous évoquions, mais il s’ouvre surtout sur une exclamation : une alerte et aussi, nous l’espérons, une explosion de joie et d’émotion. Nous, scientifiques, artistes, étudiantes et étudiants, humains parmi d’autres, souhaitons rappeler nos entrelacs, y compris les plus charnels ou les plus oniriques, avec le monde de la vie – pour pratiquer un lexique cher au philosophe Maurice Merleau-Ponty, qui fit dès les années 1950 un très beau cours sur la Nature au Collège de France. Enfin un « nous » peut toujours être partial et partiel : la Biennale s’y attachera aussi, en se penchant sur les vies qui ne subissent pas toutes la situation écologique – ce mot de Jean-Paul Sartre nous sort du mythe d’une « crise » pathologique et ponctuelle qui n’aurait pas de causes socio-politiques sur lesquelles nous pouvons agir.
« La transmission est aussi une facette lumineuse de notre métier : les connaissances partagées, mises en mouvement, s’animent plutôt que de prendre la poussière sur une étagère. »
Les rencontres proposées souhaitent accueillir le plus large public. En quoi la réflexion sur le vivant vous semble-t-elle propice à sortir du cadre académique pour concerner le plus grand nombre ?
Le temps dédié à la recherche fondamentale importe au plus haut point pour progresser dans un sujet d’étude, entretenir le dialogue avec ses pairs, continuer à se former aussi. Mais la transmission est aussi une facette lumineuse de notre métier : les connaissances partagées, mises en mouvement, s’animent plutôt que de prendre la poussière sur une étagère. Ajoutons que non seulement le grand public est soucieux de savoir, mais qu’il est aussi un allié, concerné et impliqué. En effet, le vivant n’est pas seulement un motif d’étude : « nous » en sommes, « nous » y sommes, nous nous étudions donc nous-même en l’étudiant, et en débattant… Dès lors, la recherche a beaucoup à apprendre de celles et ceux qui s’engagent dans des pratiques, des métiers, des mobilisations ou tout simplement des façons de vivre singulières qui peuvent enrichir nos objets d’étude, ou les décaler.
C’est une des raisons pour lesquelles nous avons opté pour des formats hétérogènes : des tables rondes à quatre, des dialogues en binôme, une « carte vive » donnée à des écrivains et penseurs ayant chacun une relation spécifique au vivant, des films de facture différente – expérimental, documentaire, imaginaire, en accompagnement d’un colloque –, ou un spectacle théâtral mettant en scène une conférence scientifique qui « dérape » parce que le vivant même lui échappe ou… s’en échappe.
Cette première Biennale du vivant ouvre sur mille questions sur le vivant, quelles seraient pour vous les deux principales et cruciales questions à se poser dès maintenant ?
Anne Simon : De mon point de vue de chercheuse en Sciences humaines et sociales, une question cruciale est celle des façons par lesquelles les différents types de langage (poétique, corporel, animal, informatique, plastique, juridique, politique…) abordent le vivant. Un langage mensonger est mortifère : de très nombreuses œuvres littéraires actuelles montrent à quel point les nomenclatures de l’élevage industriel masquent la transformation des « animaux de rente » (terrible alliance de mots contradictoires) en choses insensibles, ou à quel point le traitement de certains humains en vermine est le prélude à leur éradication, ou à la destruction de leur habitat. La maltraitance commence très souvent par une attaque de la justesse du langage – par une injustice verbale.
En découle une autre question majeure : celle du lien entre imaginaire, désir, mémoire et action. Les arts sont capables de porter la question du vivant au plus intime, tout en l’exposant sur des scènes sociales et politiques diverses ; ils travaillent les notions de collectif, de responsabilité, d’invention, mais aussi d’inutilité (vivre, mourir, aimer la beauté du monde n’est pas forcément « utile », mais c’est essentiel !).
Alice Lebreton : Incendies hors normes. Raréfaction de l’accès à l’eau potable. Tension sur la sécurité alimentaire. Maladies émergentes et résistance aux antibiotiques... La multiplication des alertes planétaires jette un éclairage cru sur l’imminence des bascules du monde tel que nous le connaissons — bascule climatique en premier lieu, et ses impacts globaux sur la viabilité du système terre ; bascule des écosystèmes, chamboulés avec le climat ainsi que par l’effondrement de la biodiversité, amenant dans son sillage une menace pour les rendements agricoles et une hausse des risques de pandémies d’origine zoonotique ; bascule géopolitique comme résultante de ces déséquilibres.
Cette évidence me fait retenir une question cruciale, dont la réponse nous engage (nous, non plus en tant qu’individus, mais en tant que société) : Quel vivant voulons-nous pour demain ? Tenter d’y répondre implique des choix politiques dessinant les trajectoires possibles de la biosphère de demain et des liens sociaux entre ceux qui la peuplent. Certains scénarios caricaturaux fantasment ainsi une humanité transcendante, capable de s’affranchir par la technologie du reste du monde vivant, domestiqué à l’extrême pour assurer sa seule survie. Mais au-delà de cette lubie hors-sol, poussant à son paroxysme l’aspiration cartésienne à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », il importe que nos moyens d’intervention dans les déséquilibres globaux, les bouleversements que nous provoquons ainsi que leurs conséquences intégrées à moyen et long terme, soient portés à l’échelle internationale par un débat informé et raisonné, esquissant un futur désirable.
Pourquoi est-ce « le moment du vivant », pour reprendre une expression chère à Frédéric Worms, davantage aujourd’hui que par le passé ? Pensez-vous que le mythe d’une séparation entre les humains et le reste du vivant est dépassé ?
Anne Simon : Le « moment du vivant » désigne moins une rupture avec d’autres moments importants des XXe-XXIe siècles, qu'un infléchissement des priorités et des méthodes. Ce moment est indissociable d’une réflexion sur l’urgence – qui était le thème de la Deuxième Rencontre annuelle PhilOfr en 2023 ; mais Frédéric Worms ne fait bien sûr pas de ce moment un pur présent orienté sur un futur désastreux. Le souci pour le vivant est effectivement bien plus ancré dans l’histoire qu’on ne le croit. La naissance au XVIIe siècle de l’esprit scientifique « objectif » n’est pas simplement une des causes de la scission nature/culture tant décriée aujourd’hui : c’est aussi un moment, risqué, où de nombreux penseurs ont eu le courage de désengainer la pensée du dogme religieux (plus que du religieux en tant que tel, car certains d’entre eux étaient déistes). Cette volonté de savoir a conduit ensuite gouvernants et industriels à dissocier l’humain et la nature, et à objectaliser le vivant (eaux, plantes et animaux, mais aussi esclaves ou salariés précaires…). Ils gauchissent souvent l’argumentation des philosophes partisans de cette scission : si certains la soutiennent effectivement – pour des raisons qui sont d’ailleurs rarement mercantiles ! –, d’autres tentent surtout de mettre l’accent sur nos particularités d’espèce, notamment symboliques et éthiques.
Mais, depuis cet âge classique et même en son sein, on peut construire une histoire alternative de la pensée philosophique et poétique du vivant : une histoire complexe, inscrite dans la longue durée. De Montaigne à George Sand, en passant par les Romantiques, de nombreux philosophes et artistes ont exprimé notre interdépendance avec ce qu’on n’appelait pas encore le vivant. Pour rester sur un terrain français, c’est aussi au cours du XXe siècle que de très nombreux auteurs et autrices ont traité du lien entre oppression sociale et catastrophe écologique, de Jean Giono (Les Vraies Richesses en 1936) à René Char (avec la pièce Le Soleil des eaux en 1951), en passant par Marguerite Duras (Un barrage contre le Pacifique en 1950) ou, plus près de nous, Edouard Glissant (Poétique de la Relation en 1990). La pensée d’une dichotomie nature/culture a été et est encore largement dominante et ravageuse, mais nous pouvons prendre appui aujourd’hui sur ces courants minoritaires n’opposant pas humains et nature, tout comme sur les œuvres mettant en scène la lutte contre le productivisme et l’extractivisme. Un grand apport de l’écopoétique, qui étudie le vivant en littérature et dans les arts, est justement de reconfigurer les canons et les corpus d’étude : on comprend alors que le mythe d’une séparation entre l’humain et le reste du vivant est en réalité une construction qui nous a été imposée, mais qui ne recouvre pas la totalité de la culture occidentale ou moderne. La grande nouveauté et le grand progrès, c’est plutôt le fait que ce mythe d’une dissociation humain/nature soit mis sur le devant de la scène médiatique, et déconstruit, pour nous relier, aussi, avec d’autres aires culturelles.
Alice Lebreton : Du point de vue de l’histoire des sciences, on pourrait voir un tournant se dessiner dans les études du vivant au XIXe siècle ; en particulier, l’accent mis sur la démarche expérimentale et l’intérêt croissant porté aux mécanismes de fonctionnement des organismes se démarquent des approches naturalistes plus descriptives. En 1839, le biologiste allemand Theodor Schwann propose une « théorie cellulaire » à portée universelle, définissant la cellule comme unité structurale et fonctionnelle du vivant. En France, des figures marquantes comme Claude Bernard ou Louis Pasteur illustrent aussi à merveille cette transition, le premier par ses avancées vers une compréhension mécaniste de la physiologie, le second par son rôle fondateur dans la microbiologie naissante, et la compréhension des rôles spécifiques des microorganismes dans les fermentations et les maladies infectieuses. Quel plus grand « moment du vivant » en effet que cette exclamation restée célèbre de ce dernier, lors d’une présentation de ses travaux réfutant la thèse de la génération spontanée : « car la vie c’est le germe et le germe c’est la vie (1) » ? Ces apports fondateurs orientent les études ultérieures des principes et mécanismes de la vie, qui se poursuivent aujourd’hui, de l’échelle moléculaire à celle de l’organisme et de l’écosystème.
Le renouveau conceptuel est tel à l’époque, et si fertile, induisant un tel foisonnement de nouvelles approches et disciplines par la suite, qu’il serait difficile d’affirmer que le « moment du vivant » est actuel pour les sciences de la vie. Et pourtant, la recherche en biologie n’a jamais été aussi vivace, et n’a jamais autant attiré l’intérêt d’autres disciplines : des pans entiers du vivant passé et présent sont révélées par des approches de séquençage de plus en plus puissantes, spécifiques et sensibles ; les mécanismes d’interactions et de communication entre organismes et les équilibres dynamiques des écosystèmes s’éclairent ; les méthodes d’édition du génome ouvrent des perspectives toujours nouvelles en recherche fondamentale, en agronomie comme en biologie médicale ; la compréhension précise du rôle de chaque gène, à chaque stade du développement, s’affine ; les processus à l’œuvre au cœur des cellules peuvent être suivis en temps réel, ou détaillés à l’échelle de l’atome ; la reconstitution in vitro de processus du vivant à partir de briques élémentaires gagne en complexité… et tant d’autres prouesses, tant d’autres chaines de causalité mises à jour, tant de pistes qui s’ouvrent…
Plus largement, le vivant est au cœur des plus grands défis qui nous attendent : celui de notre survie propre, dans une biosphère mise en péril, et de la préservation des écosystèmes vitaux ; celui des choix d’agriculture et de développements biotechnologiques pour subvenir au besoin d’une humanité plus nombreuse malgré la raréfaction des ressources ; celui d’assurer un accès à tous à la santé, d’apporter de nouvelles perspectives en médecine, et d’élargir l’idée de la santé au concept de « santé globale » ; celui de la réflexion sur la fin de vie, sur le genre, sur l’identité. Un vivant qui nous préoccupe, aujourd’hui et qui, loin d’être propriété des biologistes, nous concerne tous.
« Le vivant est un tout, il englobe la cellule, le langage et le cosmos : à nous d’en croiser les fils… »
Vous êtes issues de deux disciplines différentes ; en quoi la pluridisciplinarité est-elle une force pour appréhender le vivant ?
Anne Simon : Il est difficile aujourd’hui de se faire ne serait qu’une idée de l’ensemble des grands champs scientifiques contemporains concernant le vivant. L’hyper spécialisation permet de grandes découvertes, de puissantes constructions théoriques, des réalisations efficaces ; le risque est l’enfermement dans sa discipline, voire dans son sujet d’étude. J’ai découvert des pans entiers de recherche en me rapprochant du CERES (le Centre de formation sur l’environnement et la société de l’ENS), et bien sûr en écoutant Alice Lebreton évoquer des recherches en cours et des spécialités pointues pour la construction de cette première Biennale. Le vivant est un tout, il englobe la cellule, le langage et le cosmos : à nous d’en croiser les fils… Écouter un biologiste ou une chercheuse en agroécologie évoquer le vivant me permet d’enrichir mon imaginaire scientifique, de le rendre plus vertigineux.
Alice Lebreton : Si une chose nous a frappées dès les premières rencontres préparatoires de la biennale, c’est à quel point le vivant n’ appartient » pas à une seule discipline, et parle à toutes. Il est immédiatement apparu que le vivant était, pour chacun d’entre nous, un concept intimement lié à nos travaux, même si nous n’en avions pas toujours exactement la même perception, ne lui donnions pas les mêmes contours.
En tant que chercheuse en biologie, donc en « sciences du vivant », l’on s’attend à ce que mon objet d’étude soit vivant ; à défaut d’être « le vivant » dans son ensemble, au moins en fait-il sans doute partie. Car certes, les sciences de la nature ont pour objectif d’apporter des éléments de compréhension du monde qui nous entoure, mais notre travail de recherche au quotidien en sciences expérimentales – lui-même pluridisciplinaire – se donne la plupart du temps un contexte d’étude réductionniste, seul à même de garantir la robustesse des conclusions tirées sur tel ou tel élément pointu de connaissance. Cet objectif de compréhension fine des phénomènes n’est nullement exclusif d’autres manières de donner sens au vivant. Ainsi, l’architecte Pauline Marchetti pense tout autant « le vivant » lorsqu’elle envisage les espaces de vie de la ville sensible. De même, comment mieux lui donner corps qu’en faisant vivre la langue, et mettre des mots sur le vivant comme le fait Anne Simon avec le projet Animots ?
Une illustration parmi d’autres des différentes manières d’appréhender le vivant : la question des « origines ». Pour les plus biologistes du comité, cette notion évoque les mécanismes de l’évolution, les processus longs qui conduisent à l’émergence de la vie à partir de composés minéraux, les incertitudes sur les conditions physico-chimiques qui offrent cette possibilité, les scénarios évolutifs conduisant aux premières cellules et à leurs différents constituants. En revanche, elle inspire davantage à d’autres un échange historique, philosophique et anthropologique sur les scénarios de genèse au travers des différentes mythologies et religions de l’humanité, et/ou sur le rapport des différentes civilisations humaines aux différents êtres vivants depuis l’Antiquité. Croiser ces regards fait réapparaître les moments charnières où, dans l’histoire des sciences, ces questionnements se sont rencontrés — par exemple, dans les années 1860, après la publication par Darwin de L’Origine des espèces. Cette complémentarité a donné sa richesse aux différentes tables rondes proposées au fil de la journée, où un même sujet pourra être abordé par la face nord ou sud au gré des intervenants.
Dans vos domaines et recherches respectives, quelles sont selon vous les plus grandes avancées scientifiques sur le vivant, et à l’inverse, les plus grands « reculs » ou « pertes » ?
Anne Simon : Une très grande avancée depuis les années 1980 est celle qui a consisté à sortir du « formalisme » en critique littéraire. Tout au long des années 1960-70, dans un mouvement de réaction d’ailleurs légitime à une histoire littéraire académique qui était alors axée sur des biographies édulcorées ou des mises en contexte historique convenues, certains critiques ont utilisé le structuralisme pour faire de la littérature une activité qui ne réfère qu’à elle-même, qui se concentre sur ce que Jean Ricardou appelait « l’aventure d’une écriture ». Les outils alors forgés sont toujours extrêmement utiles et nécessaires, mais la réinscription de la littérature dans le monde était devenue indispensable. On redécouvre que la littérature est un puissant moteur d’imagination de l’avenir, de projection dans des vies parfois radicalement autres, de démultiplication de nos sensibilités.
Une grande perte selon moi tient à l’emploi monopolistique aujourd’hui de l’expression… « le vivant » ! Paradoxe pour une membre du comité de la Biennale du vivant ? Non, si l’on accepte que notre objectif est que la notion de vivant soit travaillée (comme on travaille du pain pour le faire lever), replacée en contexte, et sans cesse redéployée. Depuis une quinzaine d’année en sciences humaines, « nature » est devenu un « mot-tabou ». Heureusement, plusieurs philosophes et spécialistes de littérature remobilisent son sens premier de puissance d’engendrement. Il est certes fondamental d’inventer de nouveaux lexiques pour exprimer des situations inédites, mais nul besoin d’opposer la « nature » au plus contemporain « vivant », ni au contraire de les faire se recouvrir. En effet, « le vivant » a pour sa part de nombreux mérites : nous rappeler notre entrelacement avec les autres formes d’être tout comme avec les lieux et les éléments ; être à la fois au cœur des sciences (en tout premier lieu, les sciences du vivant) et de notre intimité la plus organique comme la plus onirique.
Alice Lebreton : Je préfère ne pas répondre à cette question pour mon domaine de recherche. L’éventualité d’un « recul » impliquerait une régression de la connaissance brute, la désertion de champs disciplinaires, ou encore une sanction morale de telle ou telle application de la recherche en biologie ou biotechnologie ; ici, hors de tout cadre de débat éthique, n’est pas le lieu de telles condamnations. Je peux en revanche déplorer une perte majeure en cours dont il sera difficile de faire le deuil : celle de la biodiversité.
De même, les Nobels et autres grands prix ont coutume de décider des plus grandes avancées scientifiques. Je leur laisse le soin d’établir ces hiérarchies, et éventuellement d’orienter toujours davantage l’ineptie des classements internationaux – tel celui dit « de Shanghai » – vers le mythe de la « découverte » subite et du « génie » isolé, au détriment des écosystèmes complexes et du cheminement non linéaire de la recherche.
Aujourd’hui la nécessité de reconfigurer nos relations au vivant s’impose : est-ce que le vivant est aujourd’hui synonyme d’engagement, une invitation à la résistance ? Et quels seraient vos mots pour l’action ?
Anne Simon : Dans « vivant », il y a « vie », il faut donc résister et lutter lorsque les politiciens l’oublient… ou n’en ont cure. Mais l’action n’est jamais brute : elle passe par un lexique innovant ou hérité, par des tonalités de parole, par une syntaxe ponctuée, bref par du langage – c’est de lui dont le droit, la justice, la revendication et l’avenir sont faits… Je préfère ainsi, à l’instar de l’ethnographe australienne Deborah Bird Rose, parler d’« humanités écologiques », avec la connotation politique et la richesse des façons de se rapporter au vivant contenue dans l’étymologie oïkos, plutôt que d’« humanités environnementales », qui font encore tourner le monde autour de l’humain. Mes mots-clefs, les trois premiers n’étant pas dissociés des derniers : transmission, histoire (à tous les sens du terme, des temporalités historiques aux récits portés par les arts), souffle (la parole est indissociable de l’air qu’on respire ou qu’on fredonne), justice socio-écologique, urgence.
Alice Lebreton : Prendre conscience de l’ensemble complexe que constitue « le vivant », dans son unité et sa diversité, dans ses équilibres et déséquilibres, dans sa dynamique évolutive, ses interconnections et ses mouvements, me semble en effet un moteur puissant d’engagement vers l’action. Le premier mot support à cette action serait : « temps », dans toutes ses déclinaisons et ses ambiguïtés. Le temps de l’horloge du vivant, courant depuis les ères géologiques les plus lointaines, en fleuves, en ruisseaux, en cascades et torrents de l’évolution. Le temps d’un battement de cil. Et le temps compressé de l’humain, précipitant un océan dans un dé à coudre. Le temps que l’on n’a pas, bien sûr, celui du lapin blanc qui se sait tellement en retard, la hâte de l’ananké ; et son contrepoint nécessaire : le temps long de l’étude, celui de la skholè. Face à l’urgence anxiogène, l’étude ne peut toutefois demeurer insensible ; le repli derrière une apparence de sagesse froide et contemplative serait trop hypocrite pour constituer une retraite sereine, ce qui amène à composer entre ces deux aspirations, et ces deux temps. Dans cette entreprise, la concertation, la confrontation, la mise en discussion des idées sont sources de déplacement et de sens. Le second mot serait « interdépendance », qui résonne avec l’idée d’humanités écologiques évoquées par Anne Simon ; il permet de sortir d’un cadre d’action où l’humain s’abstrait de son environnement et s’y oppose, pour mettre en branle un univers dans lequel il s’intègre.
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Note
(1) Conférence de Louis Pasteur aux « Soirées scientifiques de la Sorbonne », le 7 avril 1864. Source gallica.bnr.fr / BnF.
À propos d'Alice Lebreton Alice Lebreton, directrice de recherche INRAE, mène ses recherches à l’institut de biologie de l’École normale supérieure (IBENS). L’équipe qu’elle dirige étudie la manière dont la bactérie Listeria monocytogenes, un pathogène d’origine alimentaire responsable de la listériose, envahit et aménage les cellules humaines pour en détourner les fonctions à son profit. Spécialiste de la biologie de l’ARN depuis sa thèse à l’Institut Pasteur, elle s’intéresse en particulier à la manière dont l’expression des gènes est remaniée dans les cellules infectées. Son équipe cherche aussi, par des observations microscopiques pointues, à démêler les différents modes de vies que la bactérie peut adopter à l’intérieur des cellules humaines.
À propos d’Anne Simon Entrée à l’ENS en 1989 en candidate libre, Anne Simon prépare en même temps, à l’université Paris-Diderot, une Maîtrise (Master 1) sur Cyrano de Bergerac. Au début des années 1990, à l’époque de la première guerre du Golfe, Anne Simon travaille l’Agrégation de Lettres modernes en résidant à Alexandrie. Elle part l’année suivante dans le Sichuan, en Chine, pendant huit mois, avant de revenir en Égypte, cette fois à Port-Saïd. Elle prépare ensuite son DEA (Master 2) sur le regard chez Proust, avec Julia Kristeva, puis, toujours sur le même auteur et le rapport au sensible, mais cette fois à la Sorbonne, elle s’engage dans une thèse sous la direction de Jean-Yves Tadié. Après avoir organisé son tout premier colloque, avec Nicolas Castin, sur Merleau-Ponty et le littéraire, Anne Simon entre au CNRS, en 2001, grâce à un projet portant sur le corps, l’animalité et le sauvage en littérature. Durant dix ans, elle travaille au sein de l’unité Thalim, puis au sein du Centre de recherches sur les arts et le langage, à l’EHESS, unité à laquelle elle reste associée. Anne Simon est aujourd’hui la responsable de PhilOfr–Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (République des Savoirs). |