Physique quantique : l’effet Schwinger observé à l’échelle mésoscopique
Une première mondiale fruit d’une collaboration entre expérimentateurs et théoriciens
Une équipe de chercheurs internationale, menée par des scientifiques du Laboratoire de physique de l’ENS, a réussi pour la première fois à démontrer l’effet Schwinger dans une expérience basse énergie grâce au graphène, un nouveau matériau très étudié par les scientifiques.
Émise en 1954, la prédiction était restée au stade théorique tant l’énergie des champs électriques en jeu pour la vérifier est considérable. Cette première mondiale, qui fait aujourd’hui l’objet d’une publication dans la prestigieuse revue Nature Physics, ouvre la voie à de nouvelles expériences d'électrodynamique quantique en laboratoire.
Emmanuel Baudin et Aurélien Schmitt, expérimentateurs en matière condensée, et Jan Troost, théoricien des interactions fondamentales, tous trois physiciens à l’ENS et co-auteurs de l’article, reviennent sur une collaboration interdisciplinaire inédite.
Comment vérifier ce qui a été prédit, mais encore jamais observé ? Une question majeure dans la recherche scientifique, que nombre de physiciens et de physiciennes sont amenés à se poser sans toujours pouvoir y répondre. Emmanuel Baudin et Aurélien Schmitt, expérimentateurs en matière condensée et Jan Troost, théoricien des interactions fondamentales au Laboratoire de physique de l’ENS-PSL (LPENS) en savent quelque chose.
Le vide : d’isolant électrique à conducteur
Il y a quelques mois, ces chercheurs ont réussi pour la toute première fois à démontrer une prédiction clé de l'électrodynamique quantique : l’effet Schwinger. Théorisé dès 1954 par Julian Schwinger qui reçut le Nobel de physique 10 ans plus tard pour ses travaux, ce phénomène physique n’avait jamais pu être observé en raison de l’intensité extrême des champs électriques requise par l’expérience.
Le principe ? Un vide est supposé être un espace sans matière ni particules élémentaires. Cependant, Schwinger prédit qu'un champ électrique peut altérer ce vide et conduire à la création spontanée de particules élémentaires.
Plus précisément, le vide en présence d’un champ électrique devient instable, et quand l’énergie apportée par ce champ électrique est suffisante, les fluctuations du vide se matérialisent en paires électron-positron (1), dont les énergies dépendent de l’intensité du champ.
« Lorsqu'un champ électrique très intense se développe dans un isolant comme l’air, on observe l’apparition de la foudre : l’air s’ionise et devient conducteur. Ce qui provoque l’échauffement violent du gaz, et conduisant à l’émission de lumière et de son », détaille Emmanuel Baudin en guise d’exemple. « Le vide est aussi un isolant électrique, mais l’effet Schwinger prédit que sous un très fort champ électrique, celui-ci va devenir conducteur via la dégradation spontanée du champ en paires électron-positron », continue Aurélien Schmitt.
« En se séparant, ces particules réduisent le champ électrique dans le vide et ramènent le système à l'état fondamental, c’est-à-dire avec champ électrique zéro », complète Jan Troost.
Cependant, pour reproduire dans le vide “normal” ce phénomène décrit de manière théorique, il faudrait faire appel à une quantité d’énergie considérable, de l’ordre du cosmique bien trop importante pour réaliser l’expérience. C'est alors qu'entre en jeu le graphène.
Qu’est-ce que le graphène ?
Découvert en 2004 par Konstantin Novoselov et Andre Geim - ce qui leur vaudra le Prix Nobel de physique en 2010 - le graphène est un matériau 2D, célèbre pour ses propriétés uniques et considéré comme l’un des meilleurs conducteurs électriques et thermiques jamais connu (2). Composé uniquement de carbone, le graphène se présente sous la forme d''une feuille d’un atome d’épaisseur, se développant en deux dimensions et disposé selon un motif en forme de nid d’abeille (imagée par la vue d’artiste de l’article ci-dessus). Le graphène est aujourd’hui largement utilisé dans l’aéronautique, l’automobile ou encore la télécommunication. |
Développer un champ électrique ultralocalisé
« L’effet Schwinger part de la fameuse relation masse (m) - énergie (E) d’Albert Einstein E=mc2 : il s’agit en fait de sa mise en oeuvre à partir d’une énergie électrostatique », résument Emmanuel Baudin et Aurélien Schmitt. Dans le graphène, les particules de matière (les électrons libres) et d’antimatière (les positrons libres) sont remplacées par les électrons de conduction et les trous. « Un champ électrique local intense se développe grâce à un effet de pointe près de l’une des électrodes, à la manière dont un paratonnerre guide l’apparition de la foudre », illustrent les chercheurs.
« Le graphène permet de réaliser localement une théorie équivalente à celle de Schwinger », continuent-ils. « C’est ainsi que nous avons pu réaliser pour la première fois le rêve de démontrer l’effet Schwinger dans une expérience à plus basse énergie, à l'échelle mésoscopique (3) », concluent les scientifiques avec enthousiasme. Une belle victoire pour les chercheurs, qui devrait ainsi ouvrir la voie à de nouvelles expériences d'électrodynamique quantique en laboratoire.
Une collaboration interdisciplinaire essentielle
Cette découverte, novatrice, n’aurait pu voir le jour sans une collaboration interdisciplinaire entre des physiciens expérimentateurs et des théoriciens. « Nous sommes complémentaires », estiment les trois chercheurs. « Un expérimentateur observe et interroge la nature et s’expose ainsi à des surprises et des découvertes », explique Emmanuel Baudin. « La plupart de son temps est consacré à la conception et la fabrication du dispositif et de l’expérience, ainsi qu’aux mesures. »
Une fois les résultats obtenus, l’expérimentateur s’interroge sur les mécanismes fondamentaux sous-jacents aux observations. « Dans le cas de ce travail par exemple, nous n’avions par exemple absolument pas anticipé qu’une simple mesure au multimètre ferait émerger un phénomène de la physique des hautes énergies », révèlent-ils. « Notre collègue Bernard Plaçais, également chercheur au département de physique de l’ENS, a eu l’intuition que nos résultats pouvaient s’interpréter dans le cadre de cette discipline », poursuit Aurélien Schmitt. L’équipe dont il fait partie avec Emmanuel Baudin et Bernard Plaçais s’intéresse aux propriétés optiques et électroniques des nouveaux matériaux, notamment les matériaux 2D comme le graphène. « Jan Troost est, en France, l’un des spécialistes de l’effet Schwinger. Il travaille dans le même laboratoire que nous. Il nous a paru naturel de faire appel à lui et pour bénéficier de son expertise. »
« Un expérimentateur observe et interroge la nature et s’expose ainsi à des surprises et des découvertes » - Emmanuel Baudin
De son côté, Jan Troost, spécialisé dans la physique théorique de la gravitation et des interactions fondamentales entre les particules élémentaires, se souvient avoir été « très intrigué » par les résultats expérimentaux obtenus par Bernard Plaçais et son équipe, ainsi que par leur interprétation. « C’est donc avec plaisir que je suis rentré dans la discussion pour offrir mon soutien théorique », justifie-t-il.
« Mon rôle a consisté à proposer de nouvelles idées », précise Jan Troost. « J’ai veillé à ce que l’équipe se concentre sur les paramètres fondamentaux et les concepts de base », continue-t-il.
« Mon travail est complémentaire à celui d’expérimentateurs comme Emmanuel Baudin et Aurélien Schmitt, il permet de justifier et de mettre en perspective l'expérience » - Jan Troost
Des conditions idéales
Cette collaboration interdisciplinaire est désormais indispensable aux yeux des trois chercheurs dans leur domaine : « la physique est une science mûre, qui s’est hyperspécialisée en sous-domaines ne communiquant que très peu », estiment-ils. Un cloisonnement provoqué selon eux par l’extrême technicité des recherches, « qui rend les scientifiques de nos communautés parfois étrangers les uns aux autres ». Loin d’être une fin en soi, Emmanuel Baudin, Aurélien Schmitt et Jan Troost reconnaissent que les physiciennes et physiciens ont volontiers un ensemble d’intérêts communs : « nous avons la chance de travailler dans un laboratoire hautement pluridisciplinaire, qui rassemble des talents dans presque toutes les compétences, allant de la nanofluidique à l’astrophysique. C’est un environnement fertile pour l’apparition de collaborations comme la nôtre », expliquent-ils.
« Le dialogue entre expérimentateurs et théoriciens ne peut que bénéficier aux deux communautés. »
« L'ENS - PSL rassemble d'excellents étudiants et étudiantes, mais aussi un environnement intellectuel et de recherche très stimulant », témoignent les trois physiciens. « Grâce à sa position en plein cœur de Paris, et à sa renommée, l’École attire beaucoup de chercheurs et de chercheuses étrangers, des invités de premier plan » Tout aussi essentiel au travail des scientifiques, l’ENS leur permet de fabriquer sur place les nanodispositifs que leurs expérimentations requièrent et de les éprouver immédiatement. Et tout cela en travaillant à proximité des meilleurs théoriciens. « Nous sommes dans les conditions idéales pour l’apparition de ce type de travaux interdisciplinaires », soulignent-ils. « Et il est sûr que le dialogue entre expérimentateurs et théoriciens ne peut que bénéficier aux deux communautés », concluent les trois chercheurs.
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Notes
(1) Le positron est l'antiparticule de l'électron, la première particule d'antimatière à avoir été découverte. Il possède une charge électrique élémentaire positive opposée à celle de l'électron, négative. Source : laradioactivité.com
(2) Source : Le graphène ou la révolution programmée de l’électronique : c’est pour bientôt ? Thibaut Lalire, The Conversation, juin 2021.
(3) L’échelle mésoscopique est l’échelle intermédiaire entre le macroscopique de notre monde quotidien et le microscopique des atomes et des molécules.
Bibliographie
Mesoscopic Klein-Schwinger effect in graphene, A. Schmitt (1), P. Vallet (2), D. Mele (2) et (3), M. Rosticher (1), T. Taniguchi (4), K. Watanabe (4), E. Bocquillon (1) et (5), G. Fève (1), J. M. Berroir (1), C. Voisin (1), J. Cayssol (1) et (2), M. O. Goerbig (6), J. Troost (1), E. Baudin (1) & B. Plaçais (1), Nature Physics, 9 mars 2023.
DOI : 10.1038/s41567-023-01978-9
(1) Laboratoire de Physique de l’École normale supérieure, ENS, Université PSL, CNRS, Sorbonne Université, Université Paris-Cité, Paris, France
(2) Laboratoire Ondes et Matière d’Aquitaine, Talence, France
(3) Université de Lille, CNRS, Centrale Lille, Université Polytechnique Hauts-de-France, Junia-ISEN, UMR 8520-IEMN, Lille, France
(4) Advanced Materials Laboratory, National Institute for Materials Science, Tsukuba, Japan
(5) II. Physikalisches Institut, Universität zu Köln, Köln, Germany
(6) Laboratoire de Physique des Solides, CNRS UMR 8502, Univ. Paris-Sud, Université Paris-Saclay, Orsay Cedex, France
Théoricien ou expérimentateur ?
Lorsqu’on se forme à la physique, comment choisir entre ces deux spécialités ? Pour Emmanuel Baudin, Aurélien Schmitt et Jan Troost, il s’agit avant tout d’une question de goût. « Il faut prendre le temps de bien choisir les stages pendant son cursus, pour avoir une meilleure idée d’en quoi consiste le travail de théoricien ou d’expérimentateur », estiment les chercheurs. « On combine ses passions et les demandes de la communauté, il est aussi important d’avoir à la fois une motivation extrinsèque et intrinsèque, tout en maîtrisant non seulement ses propres sujets, mais aussi tous les domaines qui les entourent ». |