Charlotte Guichard et Stéphane Van Damme sont tous deux professeurs au département d'histoire de l'École. Antoine de Baecque est historien et critique de cinéma et de théâtre. Professeur d'histoire et d'esthétique du cinéma au département Arts, il est par ailleurs co-directeur du laboratoire et du programme SACRe de l'Université PSL.
Quand l'art questionne l'héritage de l'histoire coloniale
Entretien avec Charlotte Guichard, Stéphane Van Damme et Antoine de Baecque
La revisite par Clément Gogitore de l'opéra-ballet de Rameau, Les Indes Galantes, avait marqué lors de sa présentation au public. La venue à l'École de l'artiste et réalisateur est l'occasion pour Charlotte Guichard et Stéphane Van Damme de revenir sur la portée historique et artistique de cette œuvre explosive. Elle permet aussi d'évoquer l'activité du laboratoire de recherche Sciences Arts Créations Recherches (SACRe) et du programme doctoral associé, avec Antoine de Baecque son co-directeur.
Autour des "Indes Galantes" : questions à Charlotte Guichard et Stéphane Van Damme, professeurs au dept. d'histoire de l'ENS
À l'occasion de la rencontre autour des "Indes Galantes" de Clément Cogitore, expliquer-nous la genèse de l'association entre le séminaire SACRe et le dept. d'histoire ?
L'association entre le séminaire SACRe, le département d'histoire et le master histoire transnationale, s'est faite de manière naturelle : nous souhaitions proposer aux étudiants une rencontre avec un artiste, Clément Cogitore, qui s'est emparé d'une œuvre du dix-huitième siècle pour en proposer une lecture contemporaine et actuelle. Cette rencontre fait dialoguer des thématiques au cœur du master histoire transnationale – on travaille entre autre sur les transferts culturels et sur les empires coloniaux – avec la réflexion conduite par les chercheurs engagés dans SACRe, autour de la recherche-création.
Comment s'est fait le choix d'une rencontre autour du spectacle de Clément Cogitore ?
"Les Indes Galantes" furent présentées à Paris pour la première fois en 1735. Jean-Philippe Rameau s'inscrivait dans la tradition de la galanterie qui avait servi à mettre en forme l'expansion française sous Louis XIV, mais, en tant qu'artiste, il faisait aussi preuve d'innovation. Par exemple, pour la danse dite des Sauvages qui clôt l'opéra et qui fut introduite en 1736, Rameau s'inspire du spectacle qu'une délégation venue d'Illinois avait donné en 1725 sur la scène de la Comédie Italienne, un moment où l'emprise coloniale de la France sur la Nouvelle France se faisait plus forte. Il introduit des rythmes et des percussions qui empruntent aux danses et aux instruments amérindiens.
Cogitore réfléchit lui aussi en artiste, et en artiste de son temps, sur une œuvre du passé qui est très éclairante sur la manière dont était pensé le rapport à l'altérité au XVIIIe siècle. Sa danse des sauvages, mélange de Krump (inventé dans les ghettos de Los Angeles dans les années 90) et de breakdance est une manière de prolonger cette interrogation sur l'altérité en lui donnant des résonances contemporaines. La mise en scène des Indes Galantes à l'Opéra de Paris en 2019 a été un succès public et a été suivie d'un documentaire qui permet de revenir sur les enjeux intellectuels et artistiques de ce spectacle.
En quoi cette adaptation de l'œuvre de Rameau donne à voir l'autre face de l'histoire coloniale ?
L'œuvre de Rameau est une trace, un vestige du langage utilisé pour dire la domination : à travers l'affrontement entre l'amour (Hébé) et la guerre (Bellone), on comprend comment l'imaginaire de la galanterie structure les rapports entre les sexes et aussi les rapports de pouvoir entre la France et les territoires sur lesquels elle veut étendre son emprise. La paix que propose Hébé à la fin de l'opéra est bien en réalité une conquête ; et le mythe du Sauvage galant dit la concurrence avec les autres empires (empire ottoman, empire perse), et surtout la domination coloniale (les "Sauvages" de Nouvelle France et du Mississipi).
En invitant sur le plateau de l'opéra des troupes de danses urbaines contemporaines, en évoquant par les costumes du chœur l'univers des banlieues, et dans sa collaboration avec Bintou Dembélé, Cogitore nous pousse à questionner l'héritage de l'histoire coloniale de la France que Rameau évoquait dans son spectacle pour le XVIIIe siècle. Comment ce passé peut-il être compris et donné à voir et à entendre aujourd'hui ? Pour quels publics ? Les codes de l'opéra baroque subsistent, et sont en même temps renouvelés.
Quelle portée politique peut avoir ce spectacle ?
Ce spectacle est politique car il montre combien les formes artistiques sont vivantes et ouvertes à de nouvelles interprétations. En outre, il met en scène une communauté d'artistes (danseurs, chanteurs et musiciens), issue de cultures différentes et de parcours diversifiés, dans une société hétérogène et multiculturelle. Il montre combien le patrimoine doit être ouvert sur la cité.
SACRe par Antoine de Baecque, co-directeur du programme de l'université PSL
Quel est la particularité du programme doctoral SACRe ?
Le programme Sciences Arts Créations Recherches réunit six écoles appartenant à PSL : l'ENS et les cinq principales écoles d'art de Paris, les Beaux-Arts, l'ENSAD, le Conservatoire national supérieur d'art dramatique, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse, la Fémis. Il permet, au niveau d'un doctorat, à de jeunes chercheurs de se rapprocher des arts et à de jeunes artistes d'articuler leur pratique avec la recherche. Une cinquantaine de thèses sont en cours, affiliées à l'École Doctorale 540 de l'ENS.
Quels sont les objectifs du programme ?
Depuis dix années que le programme SACRe existe, il répond à la demande croissante chez les jeunes chercheurs et artistes, d'articuler de manière cohérente et profonde la théorie et la pratique. Une thèse désormais peut se composer d'un mémoire où la recherche se déploie dans toute sa rigueur et son inventivité, et d'une œuvre qui, sur un même sujet, permet de prolonger la recherche d'une autre manière grâce à l'expérience et la sensibilité artistiques. S'est ainsi mis en place une véritable ambition de recherche et de création.
Comme se construit le programme des Rencontres SACRe ? Quels en sont les enjeux ?
Ces Rencontres SACRe, à six reprises dans l'année, permettent de faire dialoguer les jeunes chercheurs avec des personnalités de référence dans le domaine de la recherche et de la création. Nous avons ainsi pu discuter avec Patrick Boucheron et Mohamed El Khatib, Philippe Descola, Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati, bientôt avec Laura Mulvey, grande théoricienne et praticienne du féminisme et son concept majeur du "male gaze" (le 18 mars), Joël Pommerat et son spectacle Ça ira Louis (22 avril), ou encore Tim Ingold et son anthropologie de la créativité, le 17 juin prochain.
Plus largement, aujourd'hui quelle est la place de la recherche artistique dans l’enseignement supérieur ?
Faire converger la recherche et l'art a longtemps été un tabou de l'université française. Ce n'est plus le cas et le programme SACRe a beaucoup contribué à lever certains de ces interdits. Il s'agit avant tout de répondre à une demande de création de plus en plus impérieuse chez les étudiants et les jeunes chercheurs, qui considèrent aujourd'hui que l'art fait partie des outils d'investigation, de révélation et de diffusion les plus performants, inventifs et légitimes pour mener à bien une recherche de type académique et scientifique. Cette recherche par l'art permet un pas de côté, enjoint à chercher autre chose et autrement. L'enseignement supérieur a besoin de cette inventivité-là, que ce soit dans sa pédagogie ou sa transmission. Les jeunes enseignants-chercheurs le font de plus en plus naturellement, et les anciens sont en train de s'y rallier. En France, il existe ainsi désormais une centaine de programmes universitaires faisant leur place à la recherche-création.