« Que savons-nous de l'histoire des langues des signes ? »
Entretien avec Carlo Geraci, directeur de l’équipe Langue des Signes à l’ENS à l’Institut Jean Nicod
L'article « Computational phylogenetics reveal the history of sign languages » publié dans Science a permis d'éclaircir les liens historiques entre les langues des signes à travers le monde. Cette collaboration interdisciplinaire entre linguistes de l’École normale supérieure, de l’University of Michigan et mathématiciens de l’Université Paris Dauphine-PSL, démontre comment l’histoire des langues des signes a été façonnée à la fois par des facteurs géopolitiques et les dynamiques au sein des communautés de signeurs.
Entretien avec Carlo Geraci, DR CNRS, directeur de l’équipe Langue des Signes à l’ENS à l’Institut Jean Nicod et l’un des principaux co-auteur de l’article.
Comment est née l'idée de ce projet ?
Carlo Geraci : L'idée est née lors d'une conférence en Australie. Natasha Abner (Université du Michigan) et moi-même avons commencé à réfléchir à un éventuel projet commun. Elle a eu l'idée d'utiliser des dictionnaires de langue des signes en ligne pour comprendre dans quelle mesure des paires de langues peuvent être apparentées l'une à l'autre. Nous sommes partis de là et avons ensuite élaboré une nouvelle méthode d'analyse des relations entre les langues des signes. C'est essentiellement à cette question que nous voulions répondre dans le cadre de ce projet. Par exemple, lorsque nous regardons la carte de l'Europe, nous pouvons facilement tracer une ligne horizontale séparant le nord du sud, ce qui nous donne très approximativement la famille des langues romanes et germaniques. Cette ligne nous renseigne sur les familles de langues, mais aussi sur vingt-cinq siècles d'histoire européenne. Que savons-nous de l'histoire des langues des signes ? C'est la question à laquelle nous voulions répondre en premier lieu.
La collaboration avec Robin Ryder, Grégoire Clarte et l'Université Paris-Dauphine est intervenue lorsque nous avons réalisé que nos capacités de modélisation n'étaient tout simplement pas au niveau de sophistication requis par un projet d'une telle ampleur. Nous avons donc contacté Robin et nous avons immédiatement établi une joyeuse collaboration. C'est l'un de ces rares cas où l'on a le sentiment que tout va fonctionner parfaitement et où cela fonctionne effectivement parfaitement
Que sont les langues des signes ?
Carlo Geraci : Nous utilisons le pluriel lorsque nous parlons de langues des signes car, bien sûr, il n'existe pas de langue des signes universelle. Tout comme les communautés parlées, les communautés signantes ont leur propre langue des signes. En fait, les langues des signes sont des langues naturelles, elles proviennent du même réseau cérébral que les langues parlées. Elles sont principalement utilisées par les personnes sourdes parce qu'elles sont perçues avec les yeux et produites avec l'appareil gestuel (mains, postures corporelles et expressions faciales), et que ces canaux sont entièrement disponibles pour transmettre un sens linguistique. Les langues des signes ont leur propre grammaire et leur propre lexique, indépendants de ceux des langues parlées, et elles sont aussi riches et articulées que les langues parlées, peut-être même plus qu'elles ! En surface, les langues des signes et les langues parlées semblent très différentes et l'on pourrait penser que les langues des signes, avec leur haut degré d'iconicité (voir l'illustration ci-dessous sur le signe de l'arbre en langue des signes française ), sont intrinsèquement différentes des langues parlées, en raison de la modalité différente qu'elles utilisent. Cependant, lorsqu'on les étudie en profondeur, on s'aperçoit qu'elles sont construites sur la même architecture.
Comment avez-vous comparé les langues des signes ?
Carlo Geraci : L'une des raisons pratiques pour lesquelles des études à grande échelle comme la nôtre n'ont jamais été réalisées pour les langues des signes est le manque d'accès aux données. Nous savons qu'il existe de nombreuses langues des signes différentes, car lorsque les personnes sourdes se déplacent d'un pays à l'autre, elles se rendent immédiatement compte que d'autres communautés sourdes utilisent des langues différentes. Cependant, mesurer la distance entre les langues des signes nécessite l'accès à une quantité considérable de données du même type. En effet, c'est grâce à un autre projet, le projet SpreadTheSign, qui a mis à disposition des dictionnaires d'un grand nombre de langues des signes, que nous avons pu examiner un bon échantillon de langues des signes. Parmi celles-ci, nous avons utilisé 19 langues des signes, dont 15 pour la « famille européenne ». Nous avions deux critères pour inclure des langues dans notre échantillon : le premier étant de vérifier certaines hypothèses sur leur évolution historique, l'autre étant de savoir si le dictionnaire de la langue en question était suffisamment riche pour tester nos hypothèses. Par exemple, les langues des signes britannique et néo-zélandaise ont été choisies parce que des études antérieures ont montré que ces deux langues étaient très proches. Il était donc essentiel de reproduire ce résultat pour s'assurer que notre méthode d'analyse fonctionnait correctement.
Nous avons utilisé la version en langue des signes de la « liste Swadesh » pour comparer les langues. L'idée est très simple et remonte à Morris Swadesh qui, dans les années 1950, a comparé les langues en utilisant des listes de concepts fondamentaux. La logique de la liste repose sur l'observation que les mots désignant les concepts fondamentaux ont tendance à être endogènes (c'est-à-dire qu'ils ne sont pas empruntés à d'autres langues) d'une langue à l'autre et qu'ils résistent mieux aux changements historiques. Ces mots sont des noms comme chien, œuf ou oiseau, mais il y a aussi des mots grammaticaux comme les pronoms interrogatifs qui, où, etc. Ils sont censés faire partie du sens fondamental de chaque langue et sont plus difficilement affectés par les changements historiques. Cela signifie que si deux langues ont un ancêtre commun, elles se chevaucheront largement lorsque l'on comparera les éléments de cette liste. Dans notre travail, nous n'avons pas utilisé la liste originale de Swadesh mais son adaptation en langue des signes, ce qui était nécessaire pour éviter les similitudes induites par l'iconicité. Par exemple, des parties du corps comme l'œil et le nez sont des éléments de la liste originale de Swadesh, mais ils sont articulés de manière très similaire dans toutes les langues des signes car ils sont réalisés avec un doigt pointé vers le nez ou les yeux. Il s'agit d'un effet de la modalité visuelle-gestuelle et non d'un lien historique entre les langues... Pour cette raison, James Woodward a proposé une version révisée de la liste Swadesh, que nous avons utilisée.
Pour l'analyse des données, nos méthodes sont différentes de celles utilisées dans les études sur le langage parlé car nous modélisons la transformation phonologique (c'est-à-dire l'évolution des mots) en plus de l'apparition de nouveaux mots, qui était au cœur des méthodes précédentes. A partir de ce modèle, nous pouvons déterminer quelle histoire d'évolution est la plus probable.
Quels sont les principaux résultats de votre étude ?
Carlo Geraci : Tout d'abord, nous avons pu reconstruire l'arbre généalogique de nombreuses langues des signes européennes et des langues des signes asiatiques de notre échantillon. En soi, il s'agit d'un résultat important, tant sur le plan scientifique que culturel : scientifiquement, parce que nous avons montré que notre approche informatique est solide et en principe exportable pour étudier les langues parlées également, et culturellement parce qu'il montre que les langues des signes européennes sont plus proches entre elles que ce que nous avions l'habitude de penser.
Traditionnellement, les langues des signes britannique, néo-zélandaise et australienne étaient considérées comme appartenant à une seule famille, différente et sans rapport avec la famille de langues connue pour être apparentée à la langue des signes française. Nos résultats indiquent qu'il existe en fait une relation entre ces deux sous-familles de langues. Dans un sens, cela revient à observer que les langues romanes et germaniques sont des sous-familles de la grande famille des langues indo-européennes. Mais nous avons également trouvé des preuves de l'existence de deux autres sous-familles, l'une comprenant les langues des signes d'Europe centrale et l'autre les langues des signes d'Europe de l'Est. S'il est facile d'imaginer que les langues des signes russes, ukrainiennes, lituaniennes et lettones font partie de la même sous-famille, la sous-famille d'Europe centrale laisse ouverte des hypothèses historiques intrigantes, comme par exemple l'existence d'un lien linguistique déterminé géopolitiquement par l'Empire austro-hongrois. Malheureusement, il ne s'agit pour l'instant que d'une hypothèse, car nous avons besoin de données sur d'autres langues des signes qui faisaient partie de ce domaine pour la valider.
Quelles sont les prochaines étapes de votre recherche ?
Carlo Geraci : Un facteur que nous avons décidé de ne pas inclure dans notre étude est l'iconicité. Nous savons que les langues des signes ont un lexique largement iconique. Le fait que les concepts soient souvent lexicalisés par le biais de l'iconicité fait partie du fonctionnement des langues à modalité visuelle. Par exemple, le signe pour oiseau implique souvent une fermeture de l'index et du pouce devant la bouche, imitant le bec d'un oiseau. Mais dans certaines langues des signes, les oiseaux sont représentés en battant des mains comme s'il s'agissait d'ailes. Si toutes les langues des signes exploitent l'iconicité visuelle pour enrichir leur lexique et créer des mots, elles utilisent des moyens variés pour y parvenir. Certains d'entre eux peuvent être liés à la culture. La façon dont les facteurs culturels façonnent la saveur iconique dans les différentes langues des signes pourrait constituer un aspect intéressant à étudier…