« Relever les défis environnementaux nécessite une approche transdisciplinaire et une coopération avec les différents acteurs de la société »
Rencontre avec Freddy Bouchet, physicien spécialiste de l'étude des extrêmes du climat et professeur attaché à l'ENS-PSL.
Il y a quelques mois, Freddy Bouchet intégrait le Laboratoire de Météorologie Dynamique et le département de géosciences de l’ENS-PSL en tant que directeur de recherche CNRS et professeur attaché.
Depuis 20 ans, ce physicien théoricien travaille sur le développement de concepts et d’outils mathématiques pour les sciences du climat et étudie de près les événements extrêmes comme les canicules ou les sécheresses.
Dans cette interview, il revient sur ses recherches récentes et ses multiples engagements pour répondre aux grands défis environnementaux d’aujourd’hui et de demain.
En tant que physicien théoricien, spécialiste de la physique statistique, vos recherches consistent à développer des algorithmes pour étudier des phénomènes impossibles à étudier jusqu’à il y a peu, en particulier des événements extrêmes. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Freddy Bouchet : Les sciences du climat ont montré sans aucune ambiguïté l’effet des émissions de gaz à effet de serre sur l’évolution de la température et sur la fréquence d’un ensemble d’événements extrêmes, comme les canicules, les sécheresses, et les épisodes de pluie très intenses. Cependant, il reste des questions clés pour lesquelles des développements scientifiques fondamentaux sont nécessaires. Par exemple, au-delà des prédictions qualitatives, sommes-nous capables de prédire quantitativement la fréquence des événements extrêmes dans les climats actuels et potentiels ? Cette question est particulièrement difficile, car nous parlons d’événements sans précédent dans les archives historiques, donc sans données empiriques, et qui sont difficiles à simuler dans les meilleurs modèles existants, à cause de leur rareté. C’est pour répondre en partie à ce type de défi que nous développons des algorithmes permettant de multiplier la statistique des événements extrêmes dans les modèles de climat, tout en étant capable de calculer leur probabilité. Ces outils, qui utilisent des développements de science fondamentale issus de la physique statistique, seront, nous l'espérons, très utiles pour contribuer aux grandes questions d’adaptation et d’atténuation du changement climatique.
Les champs d’application de vos recherches sont essentiellement sociétaux et environnementaux. En quoi est-ce important pour vous ?
Freddy Bouchet : Stopper rapidement les émissions de gaz à effet de serre est vital pour l’humanité. Le secteur de l’énergie représente 70% des émissions. Les scénarios de transition des experts prévoient une électrification très importante et une production électrique dominée par le solaire et l’éolien, avec par exemple une contribution de ces renouvelables variables de l’ordre de 70% à l’échelle de l’Europe en 2050. Une telle configuration du système électrique européen est tout à fait possible techniquement et économiquement, mais requiert des changements structurels pour maintenir l’équilibre offre/demande à toutes les échelles de temps. Ce sont les situations extrêmes qui sont critiques ; l’étude des événements rares est donc cruciale.
Nous appliquons les mêmes algorithmes d’événements rares, pour étudier sur le réseau d’électricité les situations extrêmes de faibles productions renouvelables et de fortes consommations. Je crois que chacun comprendra aisément l’importance systémique de ce type de question pour notre société. Au-delà du caractère prioritaire de ces sujets pour la société, contribuer à les étudier en développant la science fondamentale est tout simplement passionnant.
Depuis le début de votre carrière il y a plus de 20 ans, quels changements avez-vous pu observer dans la recherche en sciences du climat ?
Freddy Bouchet : Il y a une vingtaine d’années, le but principal des sciences du climat était de comprendre les bases physiques, chimiques et biologiques du système climatique, par exemple la manière dont le climat se modifie suite aux émissions par les humains de gaz à effet de serre. Nous devons toujours développer cette science, mais nous sommes aussi maintenant confrontés à l’urgence d’agir pour atténuer les changements climatiques, c'est-à-dire faire chuter le plus rapidement possible ces émissions de gaz à effet de serre, et en même temps mettre en place des politiques d’adaptation aux changements climatiques déjà présents. Ces enjeux critiques et complémentaires d’atténuation et d’adaptation demandent une science beaucoup plus appliquée et au service de la société. Cette évolution réoriente en partie les objets scientifiques et les intérêts de nombreux collègues dans les sciences du climat. Mais ces problèmes plus appliqués nécessitent la résolution de défis en sciences fondamentales d’un type nouveau. Il faut donc en parallèle approfondir les approches traditionnelles, pour améliorer les modélisations physiques, chimiques, et biologiques.
Quel est aujourd’hui le rôle de la science selon vous dans la protection de l’environnement ?
Freddy Bouchet : Pendant les dernières décennies, les scientifiques avaient un double rôle de développement des connaissances pour décrire les changements climatiques potentiels, et de lanceurs d’alertes face aux conséquences néfastes évidentes. Aujourd’hui, la société a saisi le message d’alerte, même si une partie non négligeable de nos concitoyens et responsables politiques font mine de ne pas comprendre et continuent à regarder ailleurs. Le véritable enjeu actuel des décennies à venir n’est plus l’alerte : il s’agit d’éclairer les solutions possibles pour des transitions écologiques et énergétiques. La science de ces transitions est encore balbutiante, elle se limite à des études très parcellaires, souvent cloisonnées. Nous connaissons les grandes lignes des transformations possibles, mais un ensemble de défis scientifiques, technologiques, économiques, sociaux, de mise en œuvre, d’accompagnement des changements de société profonds nécessaires, restent encore majoritairement inexplorés. Résoudre ces questions est essentiel pour contribuer au passage d’un accord de surface sur les solutions possibles, à un vrai projet de société partagé par une grande majorité des citoyens.
« Le véritable enjeu actuel des décennies à venir n’est plus l’alerte : il s’agit d’éclairer les solutions possibles pour des transitions écologiques et énergétiques. »
Récemment, vous avez co-créé une intelligence artificielle capable de prédire les épisodes de canicule. Quelle est la place aujourd’hui de l'intelligence artificielle au sein de vos recherches et plus largement dans les sciences de l’environnement ?
Freddy Bouchet : L’expression malheureuse d’intelligence artificielle ne désigne rien d’autre qu’un ensemble d’outils qui permettent d’apprendre des relations complexes entre deux quantités ; ce que l’on appelle classiquement un ajustement ou une régression. Cependant, un ensemble de développements récents et impressionnants en informatique, mathématiques et sciences des données, associés à des bases de données de plus en plus importantes, ont rendu ces moyens extrêmement efficaces et puissants. Ces progrès ouvrent un paradigme nouveau, en sciences fondamentales aussi. En effet, tout comme l’invention du microscope électronique dans les années 1930 a permis d’avoir accès à des réalités physiques et biologiques inobservables auparavant, l’usage de l’intelligence artificielle par des scientifiques qui maîtrisent leurs objets d’études leur permettra de développer sur des bases empiriques des connaissances fondamentales difficiles d’accès auparavant. Ces outils devraient être particulièrement utiles dans les sciences de l’environnement, où l’obtention de relations empiriques robustes pour des problèmes complexes est cruciale, et permettre de rendre les modélisations futures plus précises.
Depuis sa création en 2022, vous dirigez le nouveau groupement de recherche (GDR) interdisciplinaire « Défis théoriques pour les sciences du climat ». En quoi le rôle des théoriciens est-il particulièrement important dans les sciences du climat ?
Freddy Bouchet : Ce GDR a été créé collectivement avec un très grand nombre de collègues. Il regroupe en effet la communauté des théoriciens qui travaillent sur les sciences du climat : physiciens, climatologues, océanographes, atmosphériciens, mathématiciens, informaticiens, chercheurs en sciences numériques et machine learning, c’est-à-dire l’apprentissage automatique. Certains enjeux climatiques nécessitent des avancées scientifiques fondamentales, par exemple pour approfondir la compréhension des mécanismes dynamiques, améliorer les modèles, mieux prédire les événements extrêmes pour réduire les incertitudes sur les impacts du changement climatique, etc. Le pari de ce GDR est que ces développements fondamentaux devraient naître d’une collaboration étroite entre les climatologues, qui ont une connaissance précise des phénomènes, et les théoriciens, pour construire ensemble de nouveaux concepts, outils, modélisations, et algorithmes. Ce GDR a une vocation fortement interdisciplinaire et implique les chercheurs de plusieurs instituts du CNRS, de nombreux autres organismes français, et d’entreprises.
Quels sont les bénéfices de l'interdisciplinarité dans les sciences du climat, mais aussi dans la formation des chercheurs et chercheuses de demain ?
Au niveau scientifique, l’interdisciplinarité est essentielle pour aborder des questions qui requièrent des compétences au-delà des disciplines existantes. Les sciences du climat sont un paradigme de sciences interdisciplinaires, où presque toutes les disciplines traditionnelles jouent un rôle important. Pour un scientifique, il est passionnant et motivant de découvrir des champs et des façons de penser différentes, de s’intéresser à des questions nouvelles.
« Les sciences du climat sont un paradigme de sciences interdisciplinaires, où presque toutes les disciplines traditionnelles jouent un rôle important. »
Freddy Bouchet : En ce moment, les grandes questions sociétales liées aux transitions écologiques et énergétiques ouvrent des champs transdisciplinaires qui nécessitent non seulement une interdisciplinarité du monde académique, mais aussi des échanges et une co-construction avec les acteurs non-académiques de la société. Pour ma part, je trouve cette transdisciplinarité encore plus passionnante que l’interdisciplinarité. Mettre en place un enseignement de qualité dans ce contexte ouvre un grand nombre de défis non encore résolus. Par exemple, comment maintenir un enseignement disciplinaire solide qui constitue la base des connaissances, tout en développant des compétences pluridisciplinaires et transdisciplinaires qui sont essentielles aux enjeux contemporains ?
Pour résoudre ces défis, un grand nombre d’expériences sont ouvertes en ce moment par la communauté académique, comme à l’ENS-PSL au Centre de formation sur l'environnement et la société, le CERES, ou encore avec le futur master transdisciplinaire RESIST. J’ouvre moi-même en septembre 2023 un cours « transition énergétique », au sein du département de géosciences et du CERES, qui s’adresse à tous les élèves et collègues de l’ENS, quelle que soit leur discipline. J’espère que celui-ci ouvrira des perspectives et des curiosités.
En tant que directeur de recherche CNRS au Laboratoire de Météorologie Dynamique au sein de l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) et professeur attaché à l'ENS-PSL, qu’est-ce que représente pour vous de travailler au sein de l’École normale ?
Freddy Bouchet : Le Laboratoire de Météorologie Dynamique et l’IPSL sont les cadres idéaux pour développer les sciences du climat et des futures transitions. Les collègues sont extrêmement compétents sur ces sujets, motivés, ouverts aux évolutions et aux changements de paradigmes scientifiques. En outre, l’ENS, étant donné sa petite taille et sa grande qualité scientifique, est un environnement particulièrement propice pour les sciences pluridisciplinaires. Développer l’interdisciplinarité entre mathématiques, sciences physiques, sciences des données et sciences du climat à l’École normale est un projet extrêmement motivant et potentiellement fructueux. Par ailleurs, nous construisons avec des collègues de toutes les disciplines, à l’échelle de PSL, un projet nommé TERRAE. Son but principal est d’accélérer les transitions écologiques, en inventant des sciences transdisciplinaires, c'est-à-dire en travaillant avec les acteurs non-scientifiques dans la société, en prise directe avec les transformations.
Avez-vous un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche en général et dans la recherche environnementale en particulier ?
Freddy Bouchet : Le premier conseil à donner aux futurs chercheurs est d’oser s’aventurer sur des sujets non encore défrichés, où ils prendront plaisir à développer des connaissances originales. Par exemple, les transitions à venir ouvrent des enjeux scientifiques de nature complètement nouvelle. Il s’agit de repenser le monde pour résoudre les défis de l’eau, de l’énergie, de l'agriculture et de la biodiversité. Il faut inventer des constructions économiques, sociales, politiques, géopolitiques, et technologiques inédites pour une organisation des sociétés humaines compatible avec la vie sur terre. Ces défis dépassent toujours les cadres disciplinaires classiques, et de ce fait, le plus souvent, ne sont pas traités par la science telle qu’elle existe. Ces carences sont des opportunités fantastiques pour les étudiants et futurs scientifiques d’innover et de développer des connaissances. Pour s’orienter vers ces sujets, ils doivent être ambitieux, imaginer des parcours nouveaux, sortir des disciplines. Dans un cadre comme celui de l’ENS-PSL, où est développée une recherche fondamentale d’excellente qualité, il est possible d’allier le meilleur des recherches disciplinaires avec les grandes questions transdisciplinaires de notre temps.