S’alimenter sous pandémie
Pendant le confinement, une normalienne a étudié les habitudes alimentaires d’un village breton
Pauline Beaumont, en 3e année à l’ENS-PSL, a analysé les habitudes alimentaires de Plougonvelin, commune côtière du Finistère. Ses recherches, menées dans le cadre d’un cours du Centre de formation sur l'environnement et la société (CERES), ont déjà fait l’objet d’une publication sur la revue en ligne du réseau mixte technologique (RMT) Alimentation Locale.
Attirée par de la recherche « appliquée » dans les habitudes alimentaires, Pauline Beaumont a intégré l’ENS-PSL au sein du département d’histoire après trois ans de classe préparatoire. Confinée à Plougonvelin, l’étudiante suit les cours de l’École à distance dès la mi-mars, dont celui d’Adrien Baysse-Lainé au CERES sur les systèmes alimentaires urbains. Un cours « choisi par curiosité intellectuelle et intérêt spontané pour les questions agro-alimentaires » et pour lequel elle doit rédiger un mémoire condensé sur un sujet libre.
C’est en vivant le quotidien de cette commune de 4 200 habitants, où tout le monde se connait et s'entraide - Pauline s’en apercevra très vite - que l’idée d’étudier les habitudes alimentaires des habitants pendant le confinement commence à germer.
Les comportements alimentaires sont, je crois, la partie émergée d’un iceberg très profond.
Ils reflètent, dans un geste banal et quotidien, des données psychologiques et politiques, conscientes ou non.
À la rencontre des habitants et des commerces
Pendant le confinement, une dizaine de commerces de Plougonvelin sont restés ouverts, ce qui contrairement à une ville plus grande, permettait d’avoir un aperçu complet des comportements alimentaires des habitants, contraints à restreindre leurs déplacements, donc à consommer dans la commune. Il n’en fallait pas plus à Pauline pour s’engager dans ce sujet de recherche.
Elle commence par discuter avec les commerçants simplement en allant faire ses courses. Ils sont unanimes : leurs chiffres de vente se révèlent meilleurs qu'à la même période l’année précédente. Les habitants confinés s'approvisionnent autour de chez eux, et plus autour de leur lieu de travail souvent situé dans d’autres villes. Les foyers se trouvent élargis par la fermeture des cantines scolaires et la généralisation du télétravail ou du chômage technique. On ne mange alors plus deux mais trois repas par jour à la maison.
Les commerçants assuraient leur travail malgré les inquiétudes et manifestaient un sentiment de « responsabilité » vis-à-vis des Plougonvelinois. Nourrir les habitants était pour eux une nécessité, je voulais rendre compte de cet engagement citoyen.
À partir de ces constats généraux, l’étudiante réalise un premier questionnaire, posté sur le groupe Facebook informel et très actif de la commune où les habitants lui répondent rapidement. Puis, méthodiquement, Pauline appelle tous les commerçants (producteurs, revendeurs, restaurateurs) restés ouverts, pour les interroger, avant de poster un second questionnaire à la fin du confinement qui lui permet d’obtenir des données « qualitatives » et de prendre un peu plus de recul sur la situation.
Besoin de partage, nouvelles solidarités mais aussi surcharge de travail et inégalité
Beaucoup de répondants déclarent une « reconnexion » permise par le temps libre. Parmi les autres effets positifs exprimés, nombreux sont ceux qui témoignent d’une réflexion nouvelle sur leurs approvisionnements et disent s'être tournés vers les circuits courts. Comme les habitudes ont été bouleversées par les restrictions de déplacement, il a fallu choisir une nouvelle façon de faire les courses. Le souci de manger sainement, pour soi et pour ses enfants, a été très présent.
Le directeur du supermarché de la ville le souligne également, ses clients ont eu plus de temps pour faire la cuisine, pour tester de nouvelles recettes, et ont délaissé les plats préparés de manière industrielle. Certains des habitants, les plus investis, sont allés jusqu’à faire pousser leurs propres légumes. Pour beaucoup de familles, la cuisine et le partage des repas sont redevenus des moments de communication, d’échanges et de pédagogie.
« Ce besoin de partage s’exprime dans la solidarité entre les habitants de la ville : on va faire les courses pour ses voisins, on aide ses parents âgés. Il passe aussi par des partenariats commerciaux qui se développent — par exemple, l’Intermarché s’est tourné vers les producteurs locaux pour permettre l'écoulement des stocks malgré l’interruption de certains canaux de distribution», détaille Pauline Beaumont.
Mais ces côtés bénéfiques ont leurs revers. De façon très concrète, le bouleversement des habitudes alimentaires a pu être problématique. La fermeture des cantines scolaires a été un véritable défi pour les fournisseurs, mais aussi pour certains parents. Cuisiner pour plus de personnes, souvent avec moins de revenus n'est pas un moindre défi. Autre constat national relevé aussi à Plougonvelin, la surcharge de travail parfois colossale des femmes. Elles se sont davantage encore occupées de la cuisine et des enfants, en plus de leur emploi.
Gare enfin au grignotage : Pauline Beaumont a noté une tendance prononcée à manger entre les repas pour résister à l’ennui et au stress. A propos du stress, Pauline relève aussi les tensions rencontrées par les jeunes adultes revenus se confiner chez leurs parents. Des tensions plus vives encore lorsque les difficultés de cohabitation étaient aiguisées par des habitudes alimentaires différentes. « Par exemple, de jeunes adultes végétariens revenus se confiner chez leurs parents ont dû se réadapter à un mode de vie. »
Vers de nouvelles pratiques d’alimentation vertueuses ?
Les Plougonvelinois ont aussi dû faire face à quelques courtes pénuries alimentaires, notamment au début du confinement. Comme un peu partout en France, les habitants avaient des stocks de produits non périssables mais les pâtes, le riz ou les sauces tomates ont rapidement manqué sur les rayonnages. Lorsque les rayons ont été réapprovisionnés en produits de base, ce sont les « produits bruts » qui ont commencé à manquer, notamment la farine. Comme ailleurs, les familles finistériennes étudiées par Pauline ont fait davantage de pâtisserie et préparé leur pain. « Cet aliment symbolique s’il en est, est devenu défi culinaire dans de nombreuses familles ». De nouveaux fournisseurs ont dû être trouvés en urgence par le supermarché local où « tous les paquets de farine, même ceux de dix kilogrammes partaient dans l’heure suivant leur mise en rayon ajoutant un défi logistique au défi de la gestion des stocks ». L’épicerie sèche n’a pas été la seule filière bouleversée par le confinement. Au marché, on n’avait aucun mal à trouver des produits exotiques, alors que des légumes comme les endives étaient devenus inaccessibles. Beaucoup trop chères, en raison du manque de main d’œuvre chez les exploitants.
Les habitants ont dû se tourner vers des produits souvent plus chers que leurs produits habituels. Cela a généré des tensions pour les budgets des ménages avec des caddies pouvant dépasser les 600€ aux premiers temps du confinement.
Les habitudes prises pendant le temps inédit du confinement perdureront-elles ? Pauline Beaumont reste positive, elle espère que ce moment aura un impact à long terme. Beaucoup de personnes ont « appris à cuisiner » à partir de produits bruts, et ont exprimé le désir de privilégier à présent les AMAP et les circuits courts. Les exemples de petites révolutions sont nombreux : des contacts directs établis avec les producteurs, ou encore ceux qui n’osaient pas « sauter le pas » et qui l'ont fait pendant le confinement.
Des potagers aussi ont été créés dans les jardins. Le site internet Agrosemens dédié aux semences issues de l’agriculture biologique annonçait dès le 17 mars la fermeture de sa plateforme de e-commerce face à l’explosion des commandes...
Malgré tous ces signaux, Pauline reste prudente. « Les bonnes intentions développées pendant le confinement ne seront pas forcément durables. » En dépit des campagnes de sensibilisation des dernières années, s'alimenter différemment demeure une choix politique. « Repenser ses habitudes alimentaires s’inscrit dans la prise de conscience écologique à l’œuvre qui s’est, on peut l’espérer, ancrée plus profondément encore pendant le confinement, avec la décélération de l’industrie », résume la jeune femme.
Un pas vers un avenir professionnel dédié à l'étude de l'alimentation
Finalisées il y a quelques semaines, les recherches de Pauline ont suscité de l’intérêt auprès de la presse et d’un public spécialisé. Son mémoire a été publié sur la revue en ligne du réseau mixte technologique (RMT) Alimentation Locale. Elle a aussi été interviewée par Le Télégramme et par France Bleu Breizh, deux médias qu’elle affectionne particulièrement. « À la fois contente d’avoir une occasion de prendre un peu de recul pour reformuler les grandes idées de l'article et flattée de l’attention témoignée, j'étais aussi heureuse car la presse régionale possède un lectorat local très impliqué, et cela donnait une dimension concrète supplémentaire à mon travail. »
L’année prochaine, Pauline rejoindra HEC Paris, pour un master 2 en production culturelle en plus de ses études à l’École normale. Elle envisage ensuite un second master en sciences sociales sur un sujet lié au développement durable ou aux habitudes alimentaires particulières.
Interrogée sur son avenir professionnelle – la normalienne hésite entre une carrière de journaliste ou au sein d’une institution internationale – Pauline aimerait beaucoup travailler sur les comportements alimentaires. De ce point de vue, cette "étude confinée" a conforté ses choix d’orientation. « J'avais déjà écrit deux mémoires d'histoire contemporaine et contribué à des journaux étudiants, mais l'article sur Plougonvelin était un croisement intéressant entre journalisme et recherche. J’ai adoré synthétiser les expériences individuelles, les interpréter pour voir s'imposer des grandes tendances cohérentes. Et surtout, le sujet est passionnant, en ce qu'il dit de politique et de psychologique ! » conclut-elle avec enthousiasme.
À propos du CERES
Structure pluridisciplinaire unique à l’ENS-PSL et ouverte à tous les étudiantes et étudiants quels que soient leur discipline ou leur niveau d’études, le CERES (Centre de formation sur l’environnement et la société) propose aux normaliens et normaliennes de l’ École un panel de cours interdisciplinaires liés à l’environnement.
L’objectif est de les familiariser aux thématiques, connaissances et outils nécessaires à la compréhension des grandes questions environnementales. Il leur permet aussi d’approfondir ces sujets, en lien avec leur projet académique, professionnel et personnel. Le CERES cherche enfin à faciliter les interactions entre les normaliens et les chercheuses et chercheurs de différentes disciplines, présents dans les départements de l’ENS. Il propose différents enseignements : cours introductifs, ateliers, projets de recherche individuels ou encore stages. |