Sciences et société, où en sommes-nous ?

Le laboratoire de réflexion, Actualité critique, se penche sur une question au cœur de l’actualité

Le séminaire Actualité critique réunit un public varié autour de questions d’actualité définies, discutées et analysées collectivement lors de séances ouvertes à tous et toutes. Désormais avec un thème directeur et un enseignant dédié par semestre, Actualité critique interroge ce semestre les relations complexes entre sciences et société. Rencontre avec Christian Lorenzi, professeur de psychologie expérimentale et coordinateur du programme.
Christian Lorenzi, professeur de psychologie expérimentale et coordinateur d'Actualité critique au 1er semestre
Christian Lorenzi, professeur de psychologie expérimentale et coordinateur d'Actualité critique au 1er semestre

Vous êtes enseignant encadrant du séminaire d’Actualité Critique au 1er semestre, qu’est-ce qui vous a amené à ce rôle ?

Ce rôle aurait pu être tenu par tous mes collègues, qu’ils ou elles soient « littéraires » ou « scientifiques ». Toutefois, la fonction de directeur des études, que j’ai occupée à l’ENS-PSL pendant six ans, pousse naturellement à franchir les frontières de nos disciplines et départements respectifs et à s’intéresser aux articulations - plus profondes qu’on ne l’imagine souvent - entre sciences, lettres et sciences humaines et sociales. Depuis deux ans, j’ai été particulièrement stupéfait par certaines conséquences de la pandémie actuelle.

À titre d’exemple, les difficultés de compréhension de la nature même de l’activité scientifique par le grand public, les médias et le monde politique ont été rendues particulièrement patentes par cette crise. Là où je voyais des débats argumentés entre pairs et la recherche de consensus, d’autres n’ont perçu qu’une cacophonie stérile… Là où je retrouvais l’impératif - rassurant - de vérification et de réfutation d’hypothèses propre à toute démarche scientifique, d’autres n’y voyaient qu’inertie, passivité ou inaction. Cette incompréhension est susceptible de nourrir la méfiance envers nos institutions universitaires et médicales. Tout ceci pouvait-il être prévu ? Pour toutes ces questions, une réflexion critique doit être engagée de toute urgence. Le séminaire Actualité critique de l’ENS-PSL est un « laboratoire » particulièrement adapté à ce type de réflexion.


Comment s’organise le séminaire et qui peut participer ?

Actualité critique est animé par les étudiantes et étudiants inscrits au séminaire. Leur mission est d’organiser cinq conférences ouvertes à tout public, ENS et hors ENS. À chaque fois, ils réalisent une introduction générale puis modèrent la séance. En tant qu’enseignant-chercheur coordinateur, je ne participe qu’à la première séance interne où nous fixons ensemble les cinq grands thèmes et répartissons ces thèmes par équipe. Je suis ensuite absent des réunions internes mais présent lors des séances publiques. Lors des séances internes, les étudiantes et étudiants précisent le travail bibliographique à réaliser, identifient les personnes à inviter pour intervenir lors de ces conférences publiques, construisent le plan de chaque séance, c’est-à-dire le déroulé de la conférence et les questions préparées, ainsi qu’un texte de présentation. Notre assistante pédagogique, Lise Kayser, étudiante à l’École normale supérieure, participe aux séances internes et leur apporte son expérience personnelle du séminaire ainsi que son soutien sur le plan logistique.

Pour les étudiants organisateurs, le séminaire Actualité critique se valide dans le cadre du diplôme de l’ENS, le DENS, un diplôme d’établissement de grade master suivi par les normaliennes et normaliens en scolarité. Il permet de valider l’un des quatre piliers de ce diplôme - dont trois au moins doivent l’être au cours de la scolarité -, à savoir celui correspondant à « l’expérience transdisciplinaire ».
Il y aussi un point important sur lequel je voudrais insister : les cinq conférences sont ouvertes à tous les publics : tous les personnels de l’École – qu’ils ou elles soient étudiantes, chercheuses, enseignantes ou non, et plus généralement, toutes les personnes de la société civile dont la curiosité a été piquée par le thème d’une des cinq conférences sont les bienvenues.

 
Pourquoi avoir choisi d’articuler le premier semestre du séminaire autour de la thématique « Sciences et société » ?

La crise sanitaire est toujours là. Toutefois, un point me frappe : cette crise a exposé chacun d’entre nous – quel que soit son âge, sa formation initiale ou son métier – à des savoirs scientifiques extrêmement sophistiqués : pensez juste aux notions d’orage cytokinique, d’ARN messager, ou encore aux subtilités des protocoles expérimentaux et de la modélisation épidémiologique. Comment de telles notions ont été traduites, présentées et comprises ? Tout un chacun a par ailleurs été témoin de la difficulté de concevoir des politiques publiques intelligibles dans un contexte mouvant, sur la base de connaissances partielles et dans l’urgence. Dans un tel contexte, comment créer et maintenir la confiance envers nos institutions ? La parole des scientifiques suffit-elle ? Qui est réellement comptable et jusqu’à quel point ? Des questions profondes relevant de l’éthique et de la déontologie sont très rapidement apparues. Pensez juste aux multiples prises de position de certaines personnes dans les médias ou sur Internet, parfois en dehors de leur périmètre de compétence, ou à la récente judiciarisation du débat scientifique. Pensez encore aux débats – souvent vifs – causés par certains traitements comme l’hydroxychloroquine, ou aux vaccins et à leur récupération politique. Pour terminer et probablement sans surprise, l’écologie s’invite dans la crise avec l’hypothèse de zoonose et nous rappelle l’urgence des questions climatiques et le besoin de changement de modèle de société. Les conséquences de cette crise vont donc bien au-delà de sa dimension purement sanitaire et médicale. Tous ces thèmes seront traités en séance publique lors du séminaire Actualité critique.

Au premier semestre, actualité critique se compose de 5 séances accessibles au public.

1ère séance : jeudi 18 novembre de 17h à 19h (ENS, 45 rue d'Ulm - 75005)
Compréhension de la démarche scientifique par le grand public, les médias et le monde politique.
+ d'information et inscription


Vous êtes chercheur depuis plus de 20 ans. Selon vous, comment les relations entre société et sciences ont évolué en deux décennies ?

Sur ce point, je ne dispose que d’une intuition qui mériterait plus ample réflexion. D’évidence, Internet nous a donné un accès instantané à de nombreuses sources d’information ainsi que des moyens extraordinaires pour parfaire nos connaissances, quelle que soit notre formation initiale. Les passeurs de sciences sont nombreux, la vulgarisation scientifique est à disposition de tous et toutes en un ou deux clics, et ce sous des formats extrêmement variés et originaux. Malgré tout, je suis surpris par la profonde incompréhension de la démarche scientifique, comme cela a malheureusement été révélé par le crise sanitaire actuelle. La nature éminemment dialectique de l’activité scientifique, l’impératif de vérification et la recherche de consensus plongent le grand public, les médias et le monde politique dans des abîmes de perplexité. La croyance dans des « expériences cruciales » semble indéracinable dans beaucoup de têtes, peut-être en raison de la manière dont les journaux de vulgarisation scientifique communiquent depuis toujours. Nous sommes encore loin du compte vis-à-vis de l’enseignement des sciences et de la médiation scientifique… Faut-il y trouver la cause – même partielle - des disputes, clivages, violences ou encore de la méfiance accrue envers nos institutions dont nous avons été et sommes encore les témoins ? Ces points m’interrogent.


De votre point de vue, peut-on parler d’avant/après la pandémie quant à la perception et la compréhension de la démarche scientifique ?

Nous apprenons des crises que nous vivons, c’est évident. Mais - et c’est un truisme - nous reproduisons également nos erreurs. Dans certains cas, nous courons également le risque de nous emmurer dans ces dernières, aveuglés par nos biais de raisonnement, emprisonnés dans nos réseaux sociaux, apeurés par le changement et la nouveauté et surtout ... faute de réflexion critique. Cultiver cette dernière, dépister les termes et discours ambigus, reconnaître la confusion, la contradiction voire la manipulation, souligner inlassablement l’importance de la preuve, ce sont à mon sens les conditions sine qua non pour un dépassement de la catastrophe que nous vivons.


À savoir : au second semestre, Actualité critique aura pour thème la démocratie, sous le pilotage du philosophe Florent Guénard.

 

À propos de Christian Lorenzi

Christian Lorenzi obtient un doctorat en psychologie expérimentale de l'Université Lyon 2 en 1995 pour ses travaux en « psychophysique sensorielle » sur la perception auditive chez l’humain, à l’issue d’une formation mêlant psychologie et sciences cognitives, tout juste naissantes en France dans les années 90. Il passe ensuite une année en post-doctorat à Cambridge (GB), puis travaille comme chercheur à l’Institute of Hearing Research de Glasgow sur les pertes auditives neurosensorielles.
De retour en France, il est recruté comme maître de conférences puis comme professeur en psychologie expérimentale en 2001 à l’Université de Paris. À partir de 2005, il œuvre à la création de l'équipe CNRS « Audition » et à son installation à l'ENS au sein du département d’études cognitives (DEC) alors que ce dernier venait tout juste d’être créé. En 2011, il devient professeur à l'ENS où il prend la fonction de directeur du DEC puis de directeur des études scientifiques et de la vie étudiante jusqu'en 2020.
Depuis un an, il est de retour dans son laboratoire et auprès de ses étudiants, pour partager ses connaissances en psychologie de la perception et mettre sur les rails un nouveau projet de recherche en « écologie sensorielle ». Ce dernier porte sur la capacité de notre système auditif à percevoir les sons biologiques et la biodiversité dans les paysages sonores naturels. « Cette nouvelle orientation scientifique n’est pas le fruit du hasard : elle s’est imposée à moi à la suite des multiples rencontres au sein de l’École pendant mon mandat de directeur des études. »