« Tout est littérature : de Flaubert à Beyoncé, des hagiographies aux séries TV »
Rencontre avec Victor Kandelaft, normalien en Lettres modernes
Victor Kandelaft, normalien en 3e année, ne sait pas encore s’il évoluera dans l’univers des médias ou dans celui de l’édition, mais une chose est sûre, il sera guidé par sa passion de la littérature. Grand curieux, le pouvoir et la force des mots sont pour lui d’excellents moyens pour garder l’esprit ouvert et explorer le monde.
Normalien en 3e année au département de Littératures et langage de l’ENS-PSL, Victor Kandelaft est né à Amiens en Picardie. Il raconte non sans une pointe d’humour « avoir grandi dans un rayon de deux kilomètres : l’école était au bout de la rue, le collège à 800 mètres et le lycée à 300 ». Si cette vie « calme et paisible, sans aspérité aucune », ne lui déplaît pas, il a pourtant soif de découvrir d’autres horizons et de développer « un esprit éclectique ». Après la classe de seconde, alors que son frère passe en terminale S, Victor hésite mais bifurque vers la filière littéraire : « j’étais aussi tenté d’aller en S, mais pour être franc, la physique et moi, nous ne nous aimions pas », admet-il. Le futur normalien conserve tout de même l’option mathématique pour le bac, pour garder un certain équilibre : « la rigueur cartésienne des maths m’a permis de juguler mon esprit très littéraire » explique-t-il.
Une littérature ouverte et plurielle
Victor l’admet volontiers, la littérature est une passion. Il considère non seulement qu’elle est au cœur de la compréhension du monde mais aussi qu’elle offre un « formidable rapport au réel, qui toujours diffère. » Il explique avoir été toujours attiré par « le rôle de miroir de la littérature, de prisme plus ou moins déformant et de reflet particulier d’un état du monde. » Mais elle a aussi bien d’autres intérêts selon lui : permettre les résonances entre le présent et le passé, sous forme d’invariants anthropologiques, culturels ou « civilisationnels ». Comme il le justifie : « ce qu’un être éprouve au XXIe siècle trouve des échos ou des illustrations dans d’autres siècles – ce qui rend, d’une certaine manière, les pièces de Marivaux ou le pessimisme de Flaubert, par exemple, encore intéressants et riches de nos jours. »
Selon Victor, la littérature fait aussi réfléchir et méditer sur la condition humaine : « c’est une constellation de sensibilités, de tonalités et de mouvances particulières qui éclairent et traduisent, chacune à leur manière, des aspects du monde » considère-t-il avec une certaine poésie. « Les Lettres permettent d’aborder quantité de phénomènes discursifs, des plus complexes aux plus quotidiens et triviaux ». Et pour le normalien, pas question de s’arrêter à l’image élitiste et académique que certains peuvent prêter à cette discipline : « au contraire, c’est un champ immense, car tout est potentiellement littéraire quand on y réfléchit. Une chanson pop, les fils narratifs d’une série Netflix, une hagiographie… les exemples ne manquent pas », détaille Victor, qui défend une littérature ouverte et plurielle.
Le normalien admet avoir toujours été « éclectique » et apprécier tout autant la « jungle foisonnante baroque et précieuse » du XVIIe siècle français que le XXe siècle américain ou le Nouveau Roman français. Après son bac, encouragé par son professeur de philosophie au lycée, Victor intègre la section A/L des classes préparatoires du lycée Henri-IV, où il restera trois ans. Trois ans où il affine ses goûts littéraires, qui le mèneront plus tard à se concentrer sur des sujets parfois considérés comme « atypiques ». Il travaille ainsi sur les écrits autobiographiques d’Althusser mais aussi sur la triple relation entre littérature, histoire politique et religion chrétienne aux tournants des XIXe et XXe siècles français, de Huysmans à Mauriac en passant par Bernanos, Mirbeau ou Barrès. « C’est une époque brûlante, immensément dense, dans laquelle s’entremêlent beaucoup de disciplines et de sujets qui ont encore un écho aujourd’hui » explique-t-il.
Décloisonner son regard
Admis à Sciences-Po, Victor préfère suivre sa vocation et continuer à dédier ses études à la littérature. En 2018, il rejoint l’ENS pour se spécialiser en Lettres modernes. « À Henri-IV, tout le monde ne jurait que par l’École normale, c’était le Saint-Graal » se souvient-il. Si Victor avoue avoir d’abord « travaillé pour travailler, par devoir », il est heureux de s’être finalement « laissé porter par ce vent ». Car pour Victor, étudier seulement dans le but de préparer un concours, peut « tout bousiller ». Selon lui, il est important de travailler en prenant le plaisir « là où il est », mais aussi de gérer sa propre pression, « surtout quand on est son pire ennemi » et d’essayer de rester humble. « Être curieux et ouvert d’esprit, enlever ses œillères et décloisonner son regard, être original tout en étant académique et dans les clous, ça paie toujours » conseille-t-il à celles et ceux qui voudraient tenter l’aventure de l’ENS-PSL. « Dalida, Miss Égypte 1954 qui ne va pas à Miss Monde à cause des tensions diplomatiques autour du canal de Suez, c’est peut-être insignifiant et bête, mais c’est aussi, d’une certaine manière, de l’Histoire ! » ajoute-t-il pour illustrer ses propos. « Tout autant que le rôle de Disney dans la politique du bon voisinage entre les États-Unis et l’Amérique Latine durant la Seconde Guerre mondiale. »
En parallèle de ses cours à l’École, Victor effectue un master de Lettres modernes, spécialité Langues et littératures franco-latines à l'Université Sorbonne Nouvelle, qu’il obtient avec mention très bien en 2020. Depuis son arrivée à l’ENS, loin de s’enfermer dans un seul champ d’études, le normalien s’est ouvert avec enthousiasme à d’autres disciplines, comme l’histoire de l’art : « j’essaie d’être, sans prétention, un esprit curieux qui cherche du sens partout. Une qualité qui peut aussi être un défaut ! » précise-t-il.
À l’École, l’étudiant apprécie tout particulièrement « le vertige de la liberté pédagogique », c’est-à-dire la possibilité de « choisir les cours que l’on veut, d’aller où l’on veut, même quand on n’y connaît rien ». Victor a ainsi assisté à un cours de musicologie, « sans avoir un quelconque bagage dans ce domaine », ou encore à des cours de philosophie de la religion simplement par passion. « Je ne pense pas qu’une autre formation me permettrait de papillonner autant » estime-t-il. « L’ouverture d’esprit et la disponibilité des professeurs que j’ai connus m’ont aussi beaucoup apporté : c’est une des forces principales de l’École normale, je crois. »
Observateur mais aussi acteur
Profondément ouvert aux autres, Victor s’est aussi engagé lors de ses années à l’ENS dans l’association MigrENS, qui a mis sur pied un programme d’accueil des étudiants exilés. Le normalien y a eu le rôle de « tandem », enseignant le français à une étudiante primo-arrivante, sous forme de cours particuliers mais aussi en lui apportant un peu d’aide administrative. Un engagement « aussi humain que politique » pour Victor : « c’est important d’aider comme on peut et de se mettre au service des autres, même humblement. Je me suis beaucoup investi au fil d’une année pleine d’échanges avec ma binôme ! » Pendant le 1er confinement, le normalien a aussi mis à profit son temps libre en donnant des cours de français en ligne via l’association La Fourmilière, à raison d’une ou deux fois par semaine : « j’ai eu à un moment comme « trop plein de temps » devant moi alors je me suis dit : « autant aider » ». Hyperactif et soucieux de se rendre utile, l'étudiant a aussi participé à des séances de tutorat dans le cadre de TalENS, le programme d'accompagnement lycéen de l'École, « malheureusement interrompues par la pandémie de Covid-19. »
Quant à sa vie professionnelle, Victor admet « n’avoir jamais eu d’idée très définie », sans pour autant se voir travailler autre part que dans un domaine « intellectuellement stimulant, en lien avec la réalité et la culture ». Attiré par le monde des médias et de l’édition, le normalien a déjà mis un pied dans ces deux secteurs au cours de plusieurs stages, en touchant « à une certaine forme de journalisme et aux techniques de communication digitale ». Après être passé par l’Observatoire Patrimoine d’Orient, Brain Magazine, le voici désormais assistant de rédaction pour Les Pieds sur Terre, l’une des émissions emblématiques de France Culture, qui propose quotidiennement une demi-heure de reportage sans commentaire autour d’un ou plusieurs récits de vie.
« Les Pieds sur Terre, c’est par attrait du réel, par fascination pour les histoires – parfois à dormir debout –, pour toutes les trajectoires de vie, quelles qu’elles soient : de la Nièvre à Montélimar en passant par Dunkerque ou le 5e arrondissement de Paris. C’est comprendre qu’il se passe des choses partout. » Une émission « humaine, sans jugement », et pour Victor, une nouvelle façon de dépeindre l’une des nombreuses réalités du monde d’aujourd’hui, qu’il cherche sans cesse à explorer et à appréhender. « C’est comme une fenêtre sur l’humanité où le réel éclate dans toute sa diversité et sa richesse. Cela correspond à tout ce que j’apprécie et trouve aussi dans la littérature », explique Victor. « Et puis, c’est aussi le service public – en tant que normalien, fils de fonctionnaire, c’est très symbolique pour moi… » ajoute-t-il avec facétie.
Ses missions à la radio sont variées : rédaction, transcription écrite des émissions, recherche documentaire, notes de synthèse, gestion des réseaux sociaux… Victor écrit aussi parfois les introductions des nouveaux épisodes : « j’ai pu « popifié » La Princesse de Clèves pour l’occasion. C’était jouissif », sourit le normalien, qui a même proposé quelques sujets de production. « Reste à les faire maintenant ! » s’exclame-t-il, des idées plein la tête.