« Transmettre la passion de la science est un plaisir incroyable et une immense responsabilité »

Rencontre avec Sonia Garel, neurobiologiste et professeure au Collège de France

Le 4 mars 2021, Sonia Garel, neurobiologiste et directrice de l’équipe Développement et plasticité du cerveau à l’Institution de biologie de l’ENS, donnait sa leçon inaugurale au Collège de France. Rencontre avec une pionnière, pour qui la science est plurielle et qui fait siens les enjeux d’accessibilité, de partage et de transmission des connaissances au plus grand nombre.
Sonia Garel © Frédéric Albert
Sonia Garel © Frédéric Albert

Chercheuse à l’Institut de biologie de l’ENS, Sonia Garel est aujourd’hui titulaire de la nouvelle chaire « Neurobiologie et immunité » du Collège de France. Celle qui se destinait à une carrière d’ingénieure agronome est aujourd’hui une neurobiologiste aguerrie, spécialisée dans l’études des interactions croisées entre les systèmes nerveux et immunitaires. Ce domaine de recherche encore peu exploré pourrait permettre de mieux comprendre le développement de certaines maladies neurologiques, comme la maladie d’Alzheimer et d’autres affections liées à la neurodégénérescence.

 

Comprendre le rôle complexe des cellules gliales

Au sein de l’équipe Développement et plasticité du cerveau de l’institut de biologie de l’École normale supérieure – PSL, Sonia Garel étudie la mise en place des circuits cérébraux au cours du développement, de la vie prénatale embryonnaire jusqu’aux premières étapes post-natales. « Notre équipe cherche à comprendre comment des milliards de neurones migrent, se positionnent, s'assemblent et se connectent pour former des circuits électriquement actifs, qui vont ensuite contrôler des fonctions assez diverses comme la perception sensorielle, le contrôle moteur, les fonctions cognitives », explique Sonia Garel. « La phase que nous étudions est primordiale pour le développement du cerveau, car elle permet de donner une forme d’échafaudage du circuit adulte, qui sera ensuite remanié par tout ce qui va être vécu. »

Lors de cette étape, des défauts d'assemblage des circuits peuvent apparaître, associés à différentes pathologies neurologiques et psychiatriques, comme par exemple les troubles du spectre autistique, la schizophrénie ou bien encore le retard mental. « Avec mon équipe, qui comprends des scientifiques formidables, nous essayons de comprendre comment des programmes développementaux génétiques contrôlent cette phase, mais aussi comment ils peuvent être perturbés par des signaux environnementaux extérieurs tels que l'inflammation ou le microbiote, c'est-à-dire l'ensemble des micro-organismes qui colonisent le corps », développe la chercheuse.

Dans ce contexte, Sonia Garel s’intéresse tout particulièrement aux microglies, des cellules immunitaires encore mal connues, qui migrent précocement dans le cerveau lors du développement pour jouer un rôle de sentinelles immunitaires et qui participent aussi à la construction des circuits cérébraux. Présentes dans le cerveau, elles représentent 5 à 25 % de toutes les cellules du système nerveux central et sont en interaction directe avec les neurones et d'autres cellules du cerveau dont elles font partie, les cellules gliales. Les microglies ont longtemps été considérées comme avant tout utiles à la réparation du cerveau en cas de lésion, où à sa défense en cas d'attaque virale ou bactérienne, mais leur rôle s’est récemment révélé bien plus complexe :« si elles ont été découvertes il y a plus d’un siècle, c’est seulement au cours de ces vingt dernières années que les chercheurs se sont rendu compte que les microglies avaient un rôle bien plus important dans le fonctionnement normal du cerveau et qu’elles contribuaient aussi aux maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer » explique Sonia Garel.

Vue au microscope - tapis de microglies (en vert) avec noyaux cellulaires (en bleu) © Sonia Garel
Vue au microscope, tapis de microglies (en vert) avec noyaux cellulaires (en bleu) - © Sonia Garel

Ces énigmatiques cellules immunitaires sont au cœur du cours que Sonia Garel dispensera cette année au Collège de France. Intitulé Les cellules immunitaires du cerveau : origines, fonctions et implications dans les maladies neurodégénératives, son enseignement a pour objectif de présenter les nouvelles fonctions et rôles de ces cellules microglies, dans le contexte un peu plus général et historique des interactions entre système nerveux et système immunitaire.

 

La construction d’une approche systémique inédite

À l’inverse d’une approche neurocentrique du cerveau qui l’isolerait des autres fonctions de l’organisme, Sonia Garel souhaite replacer la dynamique du cerveau dans une interaction plus large avec l’ensemble des fonctions physiologiques et avec l’environnement. Cette approche est précurseur dans son domaine. « Le cerveau a longtemps été considéré comme un organe à part, le siège de la pensée, de l’esprit, quasiment en opposition avec le corps » explique la chercheuse. « Les neurobiologistes ont surtout étudié les neurones qui sont les cellules support de la transmission de l'information nerveuse, et beaucoup moins les autres cellules, comme les cellules gliales qui représentent environ 50% des cellules du cerveau. Ce n’est que depuis quelques années que les neurobiologistes ont témoigné un intérêt croissant pour les cellules microglies », précise Sonia Garel. « De même, les immunologistes s'intéressaient aussi très peu au cerveau car pendant des décennies, on pensait que le cerveau était isolé derrière la barrière hémato-encéphalique, qui constitue une frontière régulée avec la circulation sanguine et les cellules immunitaires qu’elle draine. Par exemple, les greffes dans le cerveau, contrairement à celles des autres organes, ne sont pas rejetées car elles ne sont pas reconnues comme étant un corps étranger. Le cerveau était donc considéré comme un organe avec un privilège immunitaire, un peu à part. »

Toute entrée de cellules immunitaires circulant dans le cerveau a ainsi été pendant longtemps estimées comme étant toxique ou néfaste, et se produisant dans des situations pathologiques comme des neuro-dégénérescences ou des inflammations. « Mais on sait maintenant que ce n’est pas le cas », nuance la scientifique. « On sait aussi que les cellules immunitaires peuvent être recrutées dans le cerveau, que certaines d’entre elles, comme les microglies, sont résidentes dans cet organe et ont des fonctions qui ne sont pas seulement impliquées dans les réponses immunitaires au sein des circuits cérébraux. » Mais il y a encore beaucoup à apprendre de ces cellules gliales, comme l’admet volontiers Sonia Garel : « tout cela est beaucoup plus complexe que nous ne l’imaginions et nous sommes loin d’avoir encore toutes les réponses, même si la neuroimmunologie est en plein boom aujourd’hui. »

Pour la scientifique, c’est une période charnière « particulièrement excitante » pour ce domaine de recherche, notamment grâce aux apports des nouvelles technologiques et des connaissances récentes, qui permettent de déchiffrer de nouveaux éléments capitaux : « nous sommes à un moment où il est possible de construire sur tous ces savoirs accumulés pour vraiment avancer dans un schéma intégré. Nous pouvons désormais lier des connaissances qui étaient jusque-là séparées. Les idées bouillonnent, c’est fantastique ! » constate Sonia Garel avec enthousiasme. « Et plus que jamais dans ce contexte, j’ai de la chance de travailler au sein d’un établissement comme l’ENS, qui encourage une certaine liberté dans la recherche et incite aux collaborations entre laboratoires mais aussi entre les différentes communautés scientifiques. Nous avons pu par exemple rencontrer et travailler avec l’immunologiste Florent Ginhoux, qui travaillait à l’époque dans un laboratoire à Singapour, cela a été une rencontre incroyable et très fructueuse », témoigne la chercheuse.

Et la neuroimmunologie fondamentale pourrait bien ouvrir de nouvelles portes dans des domaines beaucoup plus appliqués, notamment dans la médecine, « même s’il est difficile de faire des promesses à cette étape de la recherche », précise avec prudence Sonia Garel. « Mais il y a beaucoup de maladies neurologiques et même neuropsychiatriques qui ont encore très peu de traitements ou d'approches préventives. Et nous avons à cœur à explorer toutes les pistes que nous pourrons suivre dans ce contexte », ajoute la chercheuse avec force.

Si Sonia Garel aspire à participer à l’avancée de la recherche dans l’étude et le traitement des pathologies neurologiques et neuropsychiatriques, la chercheuse est aussi particulièrement sensible à l’accessibilité et au partage des savoirs, auxquels elle souhaite contribuer en tant que professeure au Collège de France. « Je trouve magnifique de donner la possibilité à un public à la fois éclairé mais aussi beaucoup plus large, d’assister à des cours gratuits pour leur transmettre directement la recherche qui se fait dans les laboratoires aujourd’hui. » Sonia Garel confie avoir eu quelques appréhensions face aux enjeux « considérables » de ce poste mais en retire surtout une immense joie : « lorsque j’ai appris ma nomination au Collège de France, j’ai été à la fois extrêmement honorée, ravie et terrorisée », avoue-t-elle. « Transmettre la passion de la science est un plaisir incroyable et une immense responsabilité, surtout à l’heure où elle est particulièrement mise en doute. »

 

La science transmise par ceux qui la font

Et par ces temps « complexes » pour la science, Sonia Garel insiste sur l’importance d’une pédagogie scientifique adaptée à tous : « Qu’est-ce que la science, qu’est-ce qu’un fait scientifique ? Pourquoi fait-on de la recherche ? Qu’est-ce que cela peut apporter ? Quel est l’intérêt de la recherche fondamentale ? Ce sont autant de questions qu’il est nécessaire d’aborder auprès de tous les publics, et auxquelles il faut bien sûr des réponses. » déclare-t-elle. « La notion de fait et de théorie scientifiques est redoutablement mis à mal aujourd’hui, avec la circulation accrue de fausses informations, de rumeurs non vérifiées et vérifiables. Il est donc indispensable que tout le monde puisse acquérir et développer une culture générale scientifique et que tout le monde ait conscience de ce qu’est la science et de comment se construisent les savoirs », soutient la scientifique.
 

« Je pense que dans la pandémie actuelle, nous nous sommes rendus compte de l'importance d'avoir un terreau de recherche fondamentale, nous savons désormais que les vaccins proviennent de cette recherche devenue appliquée, qui se révèle thérapeutique pour la société. Mais que se passe-t-il si on ne maintient pas ce terreau à toutes les étapes, si on ne maintient pas cette soif de savoir et de recherche d'applications ? On risque de se retrouver dans une situation compliquée et mis gravement en difficulté », alerte-elle. « La science est un métier dur, mais un très beau métier. Nous avons besoin de gens motivés et passionnés pour faire avancer les savoirs, plus que jamais en ce moment ». Et pour Sonia Garel, le goût de la science se transmet tôt : la chercheuse participe régulièrement aux opérations Déclics, une initiative de la Fondation Schlumberger, qui fait dialoguer chercheurs et lycéens pour les initier à la construction des savoirs. Via le programme des Apprentis chercheurs, elle accueille aussi régulièrement au sein de son laboratoire des élèves issus de l’enseignement secondaire, qu’elle accompagne dans un projet de recherche à leur échelle. « La curiosité pour la science des jeunes générations se transmet par ceux qui la font », déclare la chercheuse pour expliquer son engagement.

 

« Il y a autant de manières de faire de la science que de personnes »

Bien sûr, cette transmission des savoirs se passe aussi dans les laboratoires, où Sonia Garel encourage une science plurielle : « Il y autant de manières de faire de la science qu'il y a de personnes. La diversité au sein des structures de recherche est nécessaire pour entretenir et développer la richesse de la science. » Et si les femmes représentent 59 % des diplômés dans le premier niveau de l’enseignement universitaire, qu’elles sont 44 % du personnel académique en début de carrière, le chiffre tombe ensuite à 21 % pour des postes de chaire de professeur d’université et en France (1).  Si Sonia Garel considère que les femmes sont tout de même de plus en plus nombreuses à accéder à des postes de direction dans la recherche (elles représentent aujourd’hui 36% des effectifs français dans ces rôles (1)), elle déplore des biais toujours trop présents qui génèrent un environnement pas toujours accueillant pour les femmes. Ce contexte peut avoir des influences à plusieurs étapes de la carrière et « il y a beaucoup de jeunes femmes qui se posent des questions quant à la poursuite d’une carrière scientifique, notamment, par rapport l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle », cite-t-elle en exemple.  

Mais pour la chercheuse, ce déséquilibre va encore plus loin que les questions de genre et concerne l’ensemble des biais cognitifs. Elle explique : « il faut essayer de promouvoir la diversité dans son ensemble. Les lieux où se fait la recherche, les laboratoires mais pas uniquement, doivent être des lieux ouverts, accueillants et bienveillant pour toutes et tous. Il est essentiel de participer à la création d’un contexte qui puisse donner envie aux gens de s’y sentir bien et de vouloir continuer avec passion et plaisir à faire de la science. »

Pour y parvenir, elle souligne l’importance de sensibiliser tous les membres des structures de recherche sur les différents biais cognitifs. « Et il faut aussi plus largement d’aborder ces problématiques au sein de notre société, car ce sont aussi et surtout des enjeux systémiques où la moindre pierre que nous pouvons apporter compte, quelle qu’en soit l’échelle. »

(1)  Source : Enseignement supérieur, recherche et innovation – Vers l’égalité femmes-hommes ? Chiffres clés (2019)

 

À propos de Sonia Garel

La neurobiologiste dirige l’équipe Développement et plasticité du cerveau à l’institut de biologie de l’École normale supérieure – PSL (IBENS). Ses recherches portent sur les mécanismes qui contrôlent l'assemblage des circuits neuronaux du cerveau antérieur pendant l'embryogenèse et le développement postnatal. Elle porte un intérêt particulier aux interactions avec le système immunitaire et l'environnement.
Diplômée d’AgroParisTech, Sonia Garel effectue après l’obtention de son doctorat en biologie du développement un séjour à l'université de Californie à San Francisco, elle rejoint l’Inserm en 2003 et dirige depuis 2008 l'équipe Développement et plasticité du cerveau au sein de l’Institut de biologie de l’ENS (IBENS).
Ses travaux ont été récompensés par plusieurs prix et reconnaissances dont le European Young Investigator Award (EURYI), le programme de consolidation de l'ERC, le prix Antoine Lacassagne, le prix de la Fondation Brixham pour les neurosciences, le grand prix de la Fondation NRJ-Institut de France. Elle est par ailleurs membre de l’EMBO.