« Un séminaire, c’est une chance ! »
Depuis le 20 janvier, Jean Trinquier, Maître de conférences de latin à l’ENS-PSL et Dimitri El Murr, Professeur d’histoire de la philosophie antique et directeur du Département de philosophie de l’École consacrent un séminaire entier sur la question des compétences des animaux dans l’Antiquité. Ils reviennent tous les deux sur les raisons et l’actualité de ce choix.
« Nous nous connaissions déjà depuis longtemps et nous nous entendions bien, raconte Dimitri El Murr. Nous avions déjà eu plusieurs échanges sur nos sujets communs et l’idée était là de travailler ensemble. » Il y a deux ans, Dimitri El Murr et Jean Trinquier ont organisé un premier séminaire autour du « Traité du sublime » de Pseudo-Longin. Et l’an dernier, ils ont consacré un semestre aux différents regards sur la vie animale et l’animalité dans les sources textuelles littéraires et philosophiques, mais aussi dans les sources iconographiques de l’Antiquité. C’est l’occasion pour eux de croiser les approches de l’histoire de la philosophie, de l’histoire culturelle et de la philologie classique afin d’étudier les discours concurrents élaborés dans l’Antiquité́.
Un regard transdisciplinaire sur la construction de l’animal
Pour la deuxième année, les deux enseignants souhaitaient se projeter davantage sur leurs recherches personnelles. L’idée vint alors de poser un regard sur la question des compétences des animaux, l’un des sujets de prédilection de M. Jean Trinquier. Celui-ci explique comment il en est venu à s’intéresser aux animaux dans l’Antiquité : « J’ai tout d’abord commencé par m’intéresser à la question du paysage sauvage. En constatant que la thématique animale pouvait se constituer en champ de recherche autonome, l’intérêt pour le sujet est venu naturellement. L’animal était partout dans l’Antiquité. Il s’agit d’une formidable porte d’entrée, à la fois transdisciplinaire et trans-sujets vers des choses très variées, tout en fournissant un point d’observation un peu décalé qui peut être précieux. » Dimitri El Murr rejoint son collègue sur la pertinence du sujet : « De mon point de vue, il y a deux intérêts philosophiques : le sujet donne un éclairage historique profond sur la question très contemporaine de l’éthique animale et il nourrit également une partie de mes propres recherches consacrées à l’anthropologie des philosophes de l’Antiquité. J’avais beaucoup de questions liées au regard que portent les philosophes de l’Antiquité sur le monde animal, or l’étude des sources textuelles nous donnent accès aux realia auxquels ces philosophes avaient eux-mêmes accès. » Le diplôme de l’ENS-PSL offre une case spécialement prévue pour construire cette transdisciplinarité. « Ce séminaire est conçu pour être un pont entre les deux matières, pour circuler entre l’étude philologique et littéraire des sources textuelles, l’étude des sources iconographiques et celle des arguments philosophiques. Pour la première fois, nous le faisons en présentiel et nous y tenions beaucoup. La possibilité offerte de débats, avant et après le moment du séminaire en tant que tel, change tout dans la qualité des discussions, indique Dimitri El Murr. Les étudiants apprécient particulièrement les échanges entre professeurs. Cela rend les choses plus vivantes », renchérit Jean Trinquier.
« Le séminaire est une chance, une formidable occasion de réfléchir ensemble (étudiants et professeurs), tout en transmettant du savoir. L’ENS-PSL offre une facilité particulière pour impliquer les étudiants dans ce processus. Faire exister ainsi nos recherches dans un travail de co-construction est un gain intellectuel énorme pour nous. » Jean Trinquier
Un regard antique et actuel sur la construction de l’animal
Le séminaire interroge ainsi la frontière entre l’homme et l’animal. Les deux professeurs ne cessent de le souligner : beaucoup de débats actuels autour de cette question prennent leurs racines dans l’Antiquité. « Nous ne cherchons pas à coller à l’actualité, mais nous la rencontrons au détour de nos recherches, indique Jean Trinquier. C’est d’ailleurs plutôt bon signe, puisque cela montre l’actualité de nos travaux. Nous n’avons pas d’agenda sociétal et encore moins d’agenda politique. Notre principal objectif est d’étudier la façon dont on a réfléchi à ces questions dans l’Antiquité. » Toutefois, deux thèmes du séminaire viennent directement confronter des questions très actuelles : « Comment les oiseaux sont devenus des réservoirs de pathogènes : de la psittacose à la grippe aviaire » (par M. Frédéric Keck, EHESS-ENS), et « Chasse et souveraineté » (Charles Stépanoff, EHESS). « La chasse, par exemple, nous transporte au centre de notre sujet, explique Jean Trinquier. Nous sommes au cœur de la question de la compétence. La chasse est la fois la compétence du chasseur, celle des auxiliaires de la chasse - comme le chien par exemple - et celle des animaux pour déjouer l’action prédatrice de l’homme. Cette pratique fournit à une société une connaissance extrêmement fine des compétences animales. Cela nous renvoie à un débat très actuel sur la perception des chasseurs : sont-ils les bourreaux des animaux, ou les meilleurs connaisseurs de ceux-ci ? » Au fil de l’échange, les deux professeurs ne cessent de souligner à quel point l’Antiquité est quelque chose de vivant. Les interrogations des philosophes antiques - sur la place de l’animal dans la société, mais sur bien d’autres sujets également - sont à certains égards comparables à celles d’aujourd’hui. « La philosophie antique n’est pas exclue, ni absente du débat, mais la rapidité des modes et des temps d’expression fait qu’un message nourri d’érudition est de moins en moins adapté. Un des rôles de l’historien de la philosophie est de réduire la distance entre le contemporain et l’Antique, en rendant ces questions vivantes. Cela demande beaucoup de temps afin de pouvoir correctement faire ce travail de transmission. Or le temps, c’est souvent ce dont on manque, surtout dans l’espace médiatique », explique ainsi Dimitri El Murr. Quid de l’année prochaine pour ce séminaire ? « Nous avons dans l’idée de plonger plus profondément dans la zoologie aristotélicienne. On touche notamment ici à la question épistémologique de la classification : qu’est-ce qu’on classe ? Comment le fait-on ? Qu’est-ce qu’une partie et une espèce ? Comment se rapporte-elle au tout ou au genre ? Platon a inauguré ces interrogations et Aristote les a systématisées. Ces idées centrales sont encore utilisées aujourd’hui. Notre idée était d’appréhender l’ensemble du sujet et encore une fois de montrer son actualité, alors même que la zoologie a fait beaucoup de progrès depuis Aristote ! », conclut Dimitri El Murrr.