Une légende
Hommage à Jean-Luc Godard par Antoine de Baecque
Pourquoi la disparition volontaire de Jean-Luc Godard, le 13 septembre à 91 ans, nous concerne-t-elle toutes et tous ? Antoine de Baecque, professeur d'histoire du cinéma au départements ARTS de l'ENS, rend hommage au cinéaste « qui vivait dans le monde qu'il filmait et filmait le monde dans lequel il vivait, des années 1960 aux années 2000. »
Une légende
Par Antoine de Baecque
Pourquoi la disparition volontaire de Jean-Luc Godard, le 13 septembre à 91 ans, nous concerne-t-elle toutes et tous ? Par sa manière, tout d’abord, d'incarner à tout instant un moment d'histoire. Cet artiste a été un radar, la plaque sensible de son époque, le meilleur sismographe des mouvements de société et des ruptures qui ont parcouru la vie collective, en France et bien souvent dans le monde occidental. Il existait chez lui la volonté constante, voire jusqu'au-boutiste et touchante, d'être contemporain. Il possédait un rapport parfois malheureux mais toujours sensible aux présents de son époque. « Fils de son temps autant que de son père », comme l'écrivait Marc Bloch (1). Cela a transformé chaque film, chaque parole, chaque engagement, en témoignage. Godard est histoire. C'est là davantage qu'une pétition de principe : un protocole épistémologique, un constant recours méthodologique, une incitation toujours reconduite à lier l'existence et le monde.
Mais cette « fonction document d’histoire » n’empêchait pas Godard d'avoir du style, au contraire, un style entre tous reconnaissable, souvent imité mais inimitable : chez lui, c'est le style qui faisait époque, qui devenait sur le champ une forme cinématographique de l'histoire. Il fut souvent seul, cinéaste à part, et de plus en plus ; mais cette solitude, comme le disait Gilles Deleuze à propos de 6 x 2 en 1976, est « extraordinairement peuplée » : « Je peux dire comment j’imagine Godard, écrivait le philosophe. C’est un homme qui travaille beaucoup, alors forcément il est dans une solitude absolue. Mais ce n’est pas n’importe quelle solitude, c’est une solitude extraordinairement peuplée. Pas peuplée de rêves, de fantasmes ou de projets, mais d’actes, de choses et même de personnes. Une solitude multiple, créatrice. C’est du fond de cette solitude que Godard peut être une force à lui tout seul, mais aussi faire à plusieurs du travail d’équipe. Il peut traiter d’égal à égal avec n’importe qui, avec des pouvoirs officiels ou des organisations, aussi bien qu’avec une femme de ménage, un ouvrier, des fous. » (2) Voici une solitude si peuplée que cette position créatrice singulière a toujours reflété le monde qui l'entourait. Godard vivait dans le monde qu'il filmait et filmait le monde dans lequel il vivait, des années 1960 aux années 2000, même s'il a souhaité parfois s'en extraire, s'en éloigner. Il lui renvoyait son image avec une puissance inégalée. D'où l'influence d'un cinéaste qui a exercé et exerce encore un magistère sur des gens, des domaines, des ères géographiques aussi divers que multiples, ce qui en fait l'un des artistes les plus célèbres, les plus commentés, les plus analysés au monde, encore aujourd'hui. De la philosophie à l'urbanisme, de la sociologie à la publicité, de la musique à la chorégraphie, du théâtre à la poésie, des arts plastiques à la communication, il existe peu de champs du savoir qui échappent à l'influence de Jean-Luc Godard.
L’essentiel chez Godard porte sur la mise en forme du monde. Le cinéaste part toujours de sa réalité, concrète, du matériau de son actualité, des signes de son temps, des notations du présent, des allusions à la vie quotidienne comme aux modes et aux vogues de ses contemporains, pour mieux viser à leurs métamorphoses en formes. C’est pour cela que Godard fut un moraliste. Comme il l’a dit dans une célèbre formule, en juillet 1959 : « Les travellings sont affaire de morale. » Ce qui n’appartient qu’au cinéma, à savoir une manière de filmer, une mise en scène, des mouvements de caméra, des gros plans, des travellings, expriment à eux seuls une idée du monde, une vision politique, une morale. Ce n’est donc pas le sujet du film, son message, son discours, qui parle, mais sa forme, et uniquement elle. Jean-Luc Godard trouvera in fine la juste formule pour dire ce processus de captation du monde et sa métamorphose en un style : « Une pensée qui prend forme, une forme qui pense », magnifique aphorisme, décisif, apparu sur le visage de Roberto Rossellini, son maître jusqu’au bout, dans un épisode 3A des Histoire(s) du cinéma.
Dès le générique de son septième film, Bande à part (1964), Godard a inscrit ce montage de phrase : « Jean-Luc / CINEMA / Godard ». Ce n’est pas simplement là l’affirmation narcissique et provocatrice d’un moi sur-signifiant. Mais l’idée, d’emblée présente, d’une équation imposée et admise : « Godard = Cinéma ». Une légende est en place, portée par Godard comme « auteur absolu », faite d’une étoffe mythique assez proche, finalement, de celle d’un Picasso pour la peinture, et au-delà même de son art, une « figure d’artiste » universelle. Godard saura la perpétuer, à travers une forme qui se parera de mélancolie au fur et à mesure de son vieillissement, puis de sa mort, qui l’accompagne tout au long de sa vie, au point de pouvoir écrire, trente ans après Bande à part, dans le commentaire de son autobiographie filmée, JLG/JLG (1994), ce poème qui va clore son existence tout en offrant sa légende à tous :
« Je suis
une légende
il ne reste plus de moi
que l'homme qui a froid
et cet homme
appartient à tous. » (3)
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(1) Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, 1ere édition en 1949 chez Armand Colin.
(2) Gilles Deleuze, « A propos de Sur et sous la communication. Trois questions sur Six fois deux », Cahiers du cinéma, n° 271, novembre 1976.
(3) JLG/JLG. Autoportrait de décembre, Editions POL, 1996, p. 73.