« Utiliser mes compétences scientifiques pour participer à mon échelle aux prises de décision politiques qui impacteront notre futur »
Rencontre avec Oriane Devigne, normalienne et membre de la Convention Scientifique Étudiante sur l’Hydrogène
L'hydrogène est aujourd’hui très utilisé dans les secteurs de la chimie, la sidérurgie, ou encore la cimenterie. Cependant, derrière cet usage industriel se cache un véritable enjeu scientifique, environnemental et économique : cette molécule présente un intérêt énergétique majeur encore inexploité à ce jour et peut également être utilisée pour la réduction d’émissions de CO2 des processus industriels, la production de carburants pour les transports et le stockage de l’électricité. Pouvant être produit de façon décarbonée, l’hydrogène est considéré comme un levier essentiel pour la poursuite de la transition énergétique de la France vers la neutralité carbone à l’horizon 2050.
En 2023, le Comité Jeunes Promotions de la fédération des Ingénieurs et Scientifiques de France, crée, sous le haut patronage du Ministre chargé de l’Industrie et de l’Énergie, la Convention Scientifique Étudiante sur l’Hydrogène, composé d’une cinquantaine d’étudiants et d’étudiantes. Sa mission ? Aboutir à une série de propositions pour mieux cerner les usages prioritaires de l'hydrogène en France, afin d’atteindre les objectifs de développement durable et de sobriété énergétique.
Parmi les participants, Oriane Devigne, étudiante au département de physique de l’ENS-PSL. Dans un entretien, la normalienne revient sur les enjeux d’une telle convention dans le contexte énergétique actuel et nous explique les raisons de son implication dans ce projet.
Vous avez récemment participé à la Convention Scientifique Étudiante sur l’Hydrogène, en quoi consiste-t-elle ? Quels sont ses objectifs ?
La Convention Scientifique Étudiante sur l’Hydrogène est une initiative lancée en 2023 par le Comité Jeunes Promotions de la fédération des Ingénieurs et Scientifiques de France, l’IESF. Elle rassemble 50 étudiant·e·s scientifiques - du master au doctorat - choisi·e·s au hasard pour représenter ce spectre de la population.
Sur le format des Conventions Citoyennes (Climat, Fin de Vie, …), encadrés par des animateur·rice·s et des garant·e·s, nous avons participé à quatre sessions de deux jours, rythmées par des conférences et des débats rassemblant expert·e·s et intervenant·e·s issus de la recherche, de l’industrie, des institutions, des ONG et du monde politique.
Cette Convention était placée sous le haut patronage du Ministre chargé de l’Industrie et de l’Énergie. L’objectif était de répondre à la question suivante : « Dans quelle mesure et à quelles conditions les technologies liées à l’hydrogène sont-elles pertinentes pour atteindre les objectifs de développement durable, dans un monde aux ressources finies ? Quels devraient être les usages prioritaires ? » Le résultat est un ensemble de recommandations, établies à l’issue de débats animés entre nous et avec nos interlocuteur·rice·s sur la production et l’utilisation de l’hydrogène en France. Nous nous sommes également beaucoup amusé·e·s.
Qu’est-ce que l’hydrogène ?
L’hydrogène désigne par abus de langage la molécule de dihydrogène (H2), c’est un vecteur énergétique qui peut être utilisé dans des processus industriels (chimie, sidérurgie, cimenterie), dans les transports sous différentes formes (H2 liquide, H2 gazeux ou e-carburants) ou bien pour équilibrer le réseau électrique. Il est actuellement utilisé principalement dans l’industrie ou à titre exploratoire dans certains transports comme les taxis à hydrogène que l’on peut croiser à Paris.
Quels sont aujourd’hui les enjeux environnementaux et économiques de son déploiement ?
L’enjeu principal est la sobriété afin de réduire notre consommation d’électricité et de pouvoir décarboner tous nos usages pour atteindre zéro émission nette d’ici 2050.
L’un des grands enjeux est de décarboner la production d’hydrogène. En effet, actuellement l’hydrogène est produit à 99% à partir d’énergies fossiles et est donc associé à l’émission de gaz à effet de serre. L’objectif est de produire principalement de l’hydrogène bas carbone, à partir de l’électrolyse de l’eau par exemple.
Mais cette production d’hydrogène par électrolyse consomme énormément d’électricité, ce qui en fait par la même occasion une ressource chère. Par exemple, si on voulait faire voler tous les avions de compagnies low cost avec des e-carburants à base d’hydrogène, il faudrait allouer la moitié de l’énergie électrique produite en Allemagne à la production de celui-ci. Il est donc primordial de favoriser l’électrification des usages lorsqu’elle est possible, plutôt que de se tourner systématiquement vers l’hydrogène.
Une voiture électrique consomme par exemple 2 à 2,5 fois moins d’électricité qu’une voiture à hydrogène, pour une même distance parcourue. C’est pour cela qu’on ne recommande pas le développement de voitures à hydrogène.
Qui étaient les participants de la Convention Scientifique Étudiante sur l’Hydrogène ?
La Convention Scientifique Étudiante était ouverte à tous les étudiant·e·s scientifiques de niveau master ou doctorat. Nous avons été tiré·e·s au sort pour avoir une représentativité équilibrée en fonction de trois critères clés : genre, localité et type de formation.
Qu’est-ce qui vous a décidée à prendre part à un tel événement ? En quoi ce projet est-il important pour vous ?
J’ai participé à cette Convention Scientifique pour me former sur l’hydrogène, que l’on présente parfois comme la solution miracle pour décarboner, mais surtout pour découvrir comment aborder un sujet scientifique dans le débat public. Cela nécessite de prendre en compte l’aspect scientifique des technologies liées à l’hydrogène tout en considérant les enjeux environnementaux, économiques, politiques et sociaux.
Je tenais à utiliser mes compétences scientifiques pour participer à mon échelle au débat public et aux prises de décision politiques qui impacteront notre futur. De plus, notre assemblée de jeunes scientifiques a permis d'apporter un regard nouveau sur le sujet, car nous ne sommes pas biaisé·e·s par l’objectif de faire du profit, et nous avons par exemple donné de l’importance aux impacts environnementaux des ressources minières, à la prise en compte de la biomasse et aux critères de justice sociale.
Vous avez participé à l’élaboration d’un rapport avec plusieurs propositions sur les usages prioritaires de l’hydrogène en France pour arriver à nos objectifs de développement durable. Comment s’est déroulée la rédaction ?
Avant de rédiger le rapport, nous avons passé trois week-ends à apprendre auprès d’expert·e·s de l’hydrogène. Nous avons ainsi débattu sur les enjeux de la question et la pertinence de l’hydrogène dans plusieurs usages.
La rédaction du rapport a été réalisée par les 50 étudiant·e·s, soit un rapport écrit à 100 mains, en une journée et demie. Nous nous sommes réparti les différents éléments, nous avons rédigé, puis relu collectivement et intégralement le rapport entre chaque session d’écriture. Il s'agissait d'un travail intense au cours duquel il a fallu faire converger nos points de vue, tout en écrivant de manière concise et pédagogue. Portés par le café et des crêpes, nous avons abouti à une version finale et 28 recommandations que nous avons toutes fait voter une à une. Ce rapport a ensuite été fact-checké et vérifié par un collège d’expert·e·s, par un groupe d’appui et des garants.
« L’hydrogène ne doit pas être considéré comme une solution miracle, mais bien comme un outil pertinent pour décarboner certains secteurs essentiels et non électrifiables. »
Quelles sont les principales préconisations et conclusions du rapport ?
Notre fil directeur a été le respect des Objectifs de développement durable de l’ONU, la justice sociale et la sobriété. À ce titre, l’hydrogène ne doit pas être considéré comme une solution miracle, mais bien comme un outil pertinent pour décarboner certains secteurs essentiels et non électrifiables.
C’est dans ce cadre que nous préconisons l’usage de l’hydrogène dans les industries lourdes telles que la sidérurgie et la chimie. L’hydrogène nous apparaît également pertinent pour le transport maritime inter et intra-continental via les e-carburants. Des e-fuels pourraient également être développés dans le secteur aérien et pour certaines mobilités routières lourdes non électrifiables.
Au contraire, nous recommandons de ne pas développer les mobilités routières légères comme les voitures individuelles ou les taxis. En effet, les véhicules à batterie offrent une meilleure efficacité énergétique tout en ayant moins d’impact environnemental.
Votre formation à l’ENS-PSL vous a-t-elle aidée dans la participation à ce projet ?
Ma formation à l’École normale m’a permis d’avoir un bagage et une culture scientifique afin de pouvoir participer à ce projet et comprendre les interventions, y compris les présentations pointues de chercheur·se·s sur les technologies d’électrolyse ou les revêtements de surface. Réfléchir à un problème multicritère comme les usages de l’hydrogène n’est pas si différent que réfléchir à une question ouverte de recherche en physique où plein de paramètres et d’approches différentes peuvent être envisagées. Ma formation par la recherche m’a aidée à développer une vision systémique du développement de la filière hydrogène.
« Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de faire de la science engagée, tout en gardant une rigueur et un esprit scientifique, bien entendu. »
Plus largement, quel est le rôle de la science dans les grands enjeux environnementaux contemporains selon vous ?
La science est évidemment primordiale pour développer des connaissances et des technologies pour la transition énergétique. Plus globalement, je pense que les scientifiques ont un rôle à jouer dans cette transition énergétique en tant qu’acteurs neutres, sans intérêts particuliers dans les activités industrielles. Les chercheur·se·s ont tout à fait leur place dans le débat public, que ce soit pour sensibiliser la population ou pour apporter un point de vue éclairé et objectif sur les enjeux environnementaux. Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de faire de la science engagée, tout en gardant une rigueur et un esprit scientifique, bien entendu.
Le rapport a été remis fin mars au gouvernement, quelle est désormais la suite ?
Nous avons remis le rapport au Gouvernement fin mars et nous avons discuté de ses conclusions avec des conseillers du ministre de l’Industrie et de l’Énergie. Nous envisageons par la suite être invités et impliqués dans des instances décisionnaires de projets hydrogène à l’échelle nationale.
Nous continuons à présenter notre rapport dans les médias, que cela soit auprès de la communauté spécialiste de l’hydrogène dans des journaux spécialisés pour partager notre point de vue, ou bien dans les médias grand public pour sensibiliser les citoyen·ne·s à la question de l’hydrogène et au fait que ce ne soit pas une solution miracle.
À propos d’Oriane Devigne
Oriane Devigne grandit à l’international, entre la Guadeloupe, l’Autriche et Singapour. Après un baccalauréat scientifique au lycée français de Singapour, elle intègre une prépa PCSI (physique, chimie et sciences de l'ingénieur) au lycée Hoche, à Versailles. Puis elle poursuit ensuite en PSI (physique et sciences de l'ingénieur), plus intéressée par la physique que la chimie. « J’ai toujours aimé cette discipline, car elle permet d’expliquer des phénomènes très concrets que l’on peut observer dans notre quotidien et de répondre aux questions que l’on se posait enfant, comme l’origine du bleu du ciel ou pourquoi le vent souffle », se souvient Oriane Devigne. « J’aime aussi l’équilibre entre théorie et expérience que permet cette discipline, on est sans cesse en train de faire des allers-retours entre les deux. »
À l’interface de la biologie et de la chimie En 2019, elle rejoint le département de physique de l’ENS-PSL. Elle y effectue le Master 1 ICFP (Centre International de Physique Fondamentale et de ses Interfaces), avant de se spécialiser pendant la seconde année de Master en matière molle et biophysique. « La matière molle est un domaine fascinant, qui s’intéresse à des systèmes très variés qu’on peut facilement déformer, comme des mousses, des gels ou des bulles de savon », indique Oriane Devigne. « On cherche par exemple à comprendre comment le gecko tient sur les murs, comment faire des mousses spéciales pour fabriquer des prothèses ou des matériaux de construction, ou comment se replie une molécule d’ADN dans nos cellules… Les recherches sont souvent à l’interface de la biologie et de la chimie. » En parallèle, elle suit depuis septembre 2024 un double diplôme aux Mines Paris - PSL, où elle étudie principalement de l’informatique, de l’ingénierie et de la sociologie.
Changer les choses, s’épanouir dans un domaine technique Et pour la suite ? « J'aimerais commencer ma carrière en recherche et développement dans une entreprise internationale sur des sujets liés à la décarbonation, comme l’hydrogène ou les biocarburants par exemple », explique Oriane Devigne. « Faire de la R&D sur des sujets de décarbonation me permettrait d’avoir un impact rapide et concret, tout en m’épanouissant dans un domaine technique », précise-t-elle. À terme, la normalienne envisage éventuellement de quitter la recherche pour travailler dans les opérations ou dans le business. « Ce qui m’intéresse, c’est surtout de pouvoir travailler et réfléchir autour d’un sujet complexe, même si ce n’est plus de la recherche fondamentale », justifie l’étudiante. « J’aimerais également pouvoir changer régulièrement de pays pour découvrir de nouvelles cultures. »
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