Vers contre Virus
Le besoin de la poésie et de ses mots
Nul « Revivre » sans vers. Entre exploration intime et autarcie rêvée, Marc Porée interroge, dans un essai inédit, notre besoin de poésie. Et puisqu'il n'est pas de politique du vivant sans poésie, alors ne l’oublions pas dans nos résolutions d’aujourd’hui et de demain.
Le virus fauche des vies par dizaines de milliers. Il coupe le souffle, bousille le cerveau, sans même parler de l’économie qu’il paralyse, et de nos existences qu’il tient à sa merci. Opposer à sa virulence l’action du poème paraît dérisoire, pour ne pas dire contre-productif. Inexistant bouclier que celui d’un sonnet, d’une strophe. Frêle barrière, distanciation physique nulle et non avenue, que celles offertes par une poignée de vers, d’apparence désarmée et précaire, quand bien même ils se nourriraient de la colère d’une Carol Ann Duffy, l’ancienne Poet-Laureate du Royaume Uni (1).
Comment expliquer, depuis l’entrée en vigueur du confinement,
que se manifeste comme un irrépressible besoin de poésie ? Hier invisible ou inaudible,
la poésie se voit et s’entend partout aujourd’hui, nous arrivant par mille et un canaux.
Mais comment expliquer, depuis l’entrée en vigueur du confinement, que se manifeste comme un irrépressible besoin de poésie ? Hier invisible ou inaudible,la poésie se voit et s’entend partout aujourd’hui, nous arrivant par mille et un canaux. Des dizaines de « chaînes poétiques » se forment, à l’initiative de collègues, d’étudiants, de proches, d’amis, mais aussi de parfaits inconnus, – souvent sur le principe de la tontine, ou « clause d’accroissement », censée faire se déverser sur vous, au terme du processus, une avalanche de poèmes, un tsunami de vers, tout l’or des mots. Du jour au lendemain, se mettent en place des « consultations poétiques » par téléphone, se proposant de délivrer telle ou telle « ordonnance » versifiée, par exemple en lien avec le Théâtre de la Ville à Paris (2). Une chose est d’en faire le constat. Une autre est de comprendre les raisons d’un tel retour en force. Sans attendre l’après-crise sanitaire, pour la simple et bonne raison qu’un monde sans Covid-19 n’est pas pour demain, il est urgent de se demander ici et maintenant à quoi donc peuvent servir, en ces temps de détresse, pour faire écho à la célèbre formule de Hölderlin, les poètes, et partant leurs poèmes.
Dans le monde d’avant, on croyait les poèmes cantonnés à des cercles très étroits (des « poètes disparus » ?), mais c’était oublier, erreur impardonnable, que la plume était dans la rue, en ville, au ras du bitume, que le flow et le rap ont gagné la banlieue.. Dans l’état de pandémie qui est le nôtre, les voici qui font leur coming out, se déconfinant, en quelque sorte, avec le confinement. Tels les matsutakes, ces champignons « de la fin du monde » qu’étudie l’anthropologue A.L. Tsing, ils sortent de dessous les décombres. Arborant l’insolente « santé du malheur » dont parle Proust, la poésie fleurit comme lors de chaque catastrophe, naturelle ou autre, chaque attentat ou désastre d’ampleur, comme s’il fallait du « lourd », pardon pour la trivialité du propos, pour en réactiver l’insoutenable légèreté.
La poésie fleurit comme lors de chaque catastrophe,
naturelle ou autre, chaque attentat ou désastre d’ampleur,
comme s’il fallait du « lourd »
Légèreté sur la balance, car ses composantes se pèsent au trébuchet, mais densité sans commune mesure. Légèreté, encore, sur le papier, ou lue et écoutée à la radio, en podcast ou sur Youtube, mais résistance à toute épreuve. Insubmersible la poésie. Increvable, même, et ce n’est pas un virus, fût-il maximus, qui lui fera la peau. La grande absente de nos vies antérieures revient au galop, comme le naturel que l’on chasse. Alors, pourquoi un tel besoin de poésie ? Et si la réponse, non médicale celle-là, tenait à ce que la poésie est une « expérience du vivant » (Doumet 78), qu’elle procède de quelque chose d’immensément vital ? Dit comme ça, l’énoncé paraît trop simple, mais pourquoi ne pas reconnaître qu’à la mort par le virus la poésie répond par la proposition consistant à offrir à ses lecteurs des moments de vie en vers ? Moments de vie à l’unisson de ce « moment du vivant », de cet « humanisme vital », dont parle Frédéric Worms dans ses ouvrages. En s’exposant au temps, au vivant et à ses risques majeurs (ou mineurs), en se nourrissant de conflits, la poésie fait front. « Affronté à eux, la poésie s’édifie comme une expérience du vivant. Sans quoi, lettre morte » (Doumet 78).
Insubmersible la poésie.
Increvable, même, et ce n’est pas un virus, fût-il maximus, qui lui fera la peau.
La grande absente de nos vies antérieures revient au galop, comme le naturel que l’on chasse.
En prise sur le souffle, le corps, les humeurs, la mort – les interruptions involontaires ou volontaires du flux poétique, chez les poètes, sont assurément légion, à commencer par Rimbaud s’opérant vivant de la poésie, selon le célèbre mot de Mallarmé – la poésie circule. À l’instar du virus, en effet, mais à rebours de son action, elle (se) diffuse, disposant pour cela de ses propres « chaînes de transmission ». Mais des chaînes qui libèrent, non qui asservissent. Et c’est une petite brassée parmi les « Cent mille milliards de poèmes » possibles (Raymond Queneau), qu’on se propose d’étudier ici. En d’autres circonstances – mais il est vrai que le Covid-19 est la circonstance abolissant toutes les autres --, la chaîne en question aurait ressemblé, qui sait, à tout autre chose. Reste que, sur un axe paradigmatique allant de la chambre à la main, en passant par l’huitre, le tas, la mine et la flèche, la concaténation retenue revient, sous forme de notes (3), sur quelques fondamentaux, presque des invariants. La poésie devrait y apparaître pour ce qu’elle est, puissance au moins quadruple: d’enchantement (« Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits », Du Bellay), de métamorphose (en quoi elle est ovidienne, et non covidienne), de défamiliarisation, et, pour le dire encore et encore, puissance de vie : « il passe alors dans le discours du poète un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes » (Diderot, Lettre sur les sourds et muets »).
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Chambre
Nuns fret not at their convent’s narrow room;
And hermits are contented with their cells;
And students with their pensive citadels;
Maids at the wheel, the weaver at his loom,
Sit blithe and happy; bees that soar for bloom,
High as the highest Peak of Furness-fells,
Will murmur by the hour in foxglove bells:
In truth the prison, into which we doom
Ourselves, no prison is: and hence for me,
In sundry moods, ’twas pastime to be bound
Within the Sonnet’s scanty plot of ground;
Pleased if some Souls (for such there needs must be)
Who have felt the weight of too much liberty,
Should find brief solace there, as I have found.
William Wordsworth
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Nul tracas pour les nonnes dans l’étroite chambre au couvent,
Et les ermites sont satisfaits de leur cellule,
Et les étudiants de leurs citadelles pensives,
Les jeunes filles au rouet, le tisserand à son métier
Sont assis, réjouis, heureux ; les abeilles qui pour des fleurs
Grimpent en haut du plus haut pic des falaises de Furness,
Bourdonneront toute l’heure dans les clochettes des digitales :
En vérité, la prison à laquelle nous-mêmes
Nous condamnons n’est pas une prison : aussi,
Au gré de mes diverses humeurs, je me divertissais d’être
Assigné au maigre lopin de terre du sonnet :
Ravi si quelques âmes (car il en faut nécessairement de telles)
Qui ont souffert du poids de trop de liberté,
Doivent trouver ici, à ma suite, un peu de réconfort.
Le sonnet de William Wordsworth date de la première décennie du dix-neuvième siècle… or, il parle aux confinés que nous sommes, diversement mais néanmoins strictement assignés à résidence. Chambre, thurne, piaule, mansarde, appartement, maison, peu importe le contenant, on y sent à l’étroit, dès lors qu’on ne peut en sortir. Et la brièveté du sonnet se veut à l’unisson de la contrainte, par quoi le texte devient métapoétique, faisant du choix de la forme brève l’objet de son être et de son faire. Quand être c’est faire, et vice versa. Loin d’être privation de liberté, la règle quasi monacale devient source de réconfort. Et Wordsworth de se trouver en (re)trouvant le sonnet, tombé en désuétude depuis l’époque du grand Milton. Généralement ramassée, compacte, à l’image d’un Tas de charbon, la parole poétique se donne à elle-même de petits réceptacles qu’elle remplit à ras bord. Plénitude et monumentalité du sonnet, devenu un monde à part entière, vivant en autarcie et recentré sur lui-même, aux antipodes de toute dispersion de type entropique. Un rêve de confinement, en somme.
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Huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on
peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
À l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en-dessus s'affaissent sur les cieux d'en-dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
Francis Ponge
D’un confinement, l’autre. Le rêve « bivalve » se poursuit avec l’objet « huître », archétype de l’organisme replié sur lui-même, vivant dans le perpétuel entre-deux du bâillement, constamment baigné par les flux qui le traversent et dont il se nourrit. « Installer une huitre dans un océan : voilà le poème, ou le poète, ou la poésie – même chose » (Doumet 28). Le refermé, le replié sur soi dans le bain de l’infiniment ouvert. Le « firmament », selon Francis Ponge, a même son reflet à l’intérieur de l’huitre (vocable où on n’est pas loin d’entendre le signifiant « l’être »). Très rare, aussi, la poésie, à ce titre précieuse, que certains imaginent ornementale (d’où la « perle » baroque), quand ils n’en redoutent pas le soi-disant hermétisme (« opiniâtrement clos »). Ponge la range, par « objeu », du côté des choses pour lesquelles « parti » est « pris », quand l’Irlandais Seamus Heaney la consomme pour ses vertus infiniment apéritives :
Oysters
Our shells clacked on the plates.
My tongue was a filling estuary,
My palate hung with starlight:
As I tasted the salty Pleiades
Orion dipped his foot into the water.
Alive and violated,
They lay on their bed of ice:
Bivalves: the split bulb
And philandering sigh of ocean
Millions of them ripped and shucked and scattered.
We had driven to that coast
Through flowers and limestone
And there we were, toasting friendship,
Laying down a perfect memory
In the cool of thatch and crockery.
Over the Alps, packed deep in hay and snow,
The Romans hauled their oysters south of Rome:
I saw damp panniers disgorge
The frond-lipped, brine-stung
Glut of privilege
In the clear light, like poetry or freedom
Leaning in from sea. I ate the day
Deliberately, that its tang
Might quicken me all into verb, pure verb.
Dans la claire lumière, comme poésie ou liberté
Débarquant depuis la mer. Je dévorai le jour
Délibérément, pour que sa saveur amère
Me presse tout entier en la vie du verbe, du pur verbe
Au creux de la coquille, entre terre et mer, océan et ciel, l’huitre claire comme le jour remplit la bouche – l’embouchure ? – du poète qui l’ingère, tout comme ce dernier se métamorphose en mollusque de mots incarnés : « Me presse tout entier dans le vie du verbe, du pur verbe ». Quicken est bien sûr intraduisible, mais l’infinitif se dédouble ici en vitesse et en vitalité. « Une manière de faire vie » (Doumet 12) comme on fait « verbe », et on reconnaît là la fonction anthropologique de la poésie, « qui est de recharger l’énergie grâce à laquelle le monde habite en nous. » (Doumet 100).
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Mine / Mien
Is Gifted to discern
Beyond the Broker’s insight –
One’s – Money – One’s – the Mine
A le don de discerner
Plus perspicace que le Courtier –
L’Un est – l’Argent – l’Autre – la Mine –
Traduit par Christine Savinel
De la poésie comme creusement de et dans la langue. Telle serait l’hypothèse initiale. Où l’on voit, avec Emily Dickinson, la Recluse d’Amherst, que le retrait du monde, le séjour prolongé dans la chambre, redoublent la volonté d’exploiter un gisement, plus figuré que littéral bien évidemment. « Par l’extraction, c’est l’enfouissement qui s’exhibe » (Savinel 74). La pelle du chercheur d’or, du mineur, rejoint la descente dans les profondeurs de la psyché à la recherche de ce qui est « mien », irréductiblement. Les tirets du dernier vers rendent tangible l’hésitation entre la marque du possessif en anglais (le sien) ou la forme elliptique de « one is ». La mine est mienne, le mien est mine, voilà le chiasme qui préside à l’équation dickinsonienne à deux inconnues. L’inconnu du moi et du sol est sans fond, sans fin. Nombreuses sont les pièces de Dickinson qui exploitent ce potentiel minier. Et si tout le travail du poème se ramenait à ce creusement intime, « sentiment de la galerie, du terrier, etc. » (Doumet 27) ?
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TAS DE CHARBON
Tas de charbon
Est-ce que suffit à regermer la vie
De cet aveugle
Tas de silex
Tas
Epaulant peu à peu une forme
Hors de sa forme
Corps d’étoiles durcies
De la mine au charbon, il n’y a qu’un pas, que Christian Doumet hésite d’abord à franchir. Il est vrai que ce « tas » inerte n’inspire guère. Massive autant qu’obtuse, sa présence rebute autant qu’elle obscurcit, barrant le seuil, se constituant en impasse. On part d’une page noire, d’une nature morte aux volets obstinément clos. Ce n’est que peu à peu que le poète entrevoit la lumière qui pointe le bout de son oeil, la forme qui s’esquisse, de vers en vers. Le charbonnier se fait bientôt guetteur d’étoiles à l’horizon (voir le cours de William Marx, au Collège de France, interrompu par l’annonce du confinement alors qu’il scrutait, chez José Maria Hérédia, chez John Keats, l’apparition dans le ciel de planètes et de bibliothèques nouvelles. Le constat selon lequel « On n’y voit rien » (Daniel Arasse) fait lentement place à la « Mémoire d’aveugle » sur laquelle s’est penché Derrida, de sorte que le « blanc souci [retrouvé] de notre toile » reprend ses droits. Alors se dessine le trajet qui mène d’un œil charbonneux à un autre globe, celui-là cyclopéen. D’un corps l’autre.
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Buche
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.
Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.
J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.
Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.
Charles Baudelaire
Pour T.S. Eliot, le grand poète moderniste, c’est le tam-tam dans la brousse qui réveille des envies de rythme enfouies dans le cerveau reptilien. Selon Bonnefoy, c’est le bruit de la pluie qui tambourine sur le toit, ou sur la vitre, rappelant les souvenirs d’une enfance inquiète, tourmentée. Chaque poète, à l’évidence, chérit un son, un bruit, qui lui est propre et lui sert à la fois de « madeleine » et de talisman. A en croire Michel Deguy, il est donné à chacun, chacune, d’entendre la langue qui bat, comme la porte sur le seuil. « Ainsi la langue battante s’apparente au seuil et en porte par son rythme » (Deguy 43). Pour l’auteur de « Chant d’Automne », un des poèmes majeurs des Fleurs du Mal, l’appel du bois qu’on rentre pour le chauffage à venir – la poésie est un combustible, ne l’oublions pas – ne saurait tromper quant à la nature de la saison qui vient. Roulant du haut des tombereaux sur « le pavé des cours », le bruit résonne, entre une berceuse et un glas. De longues séquences de sons sourds cheminent de concert dans l’âme de Baudelaire et la trame du texte. Présence « indéfaite de la réalité immédiate », comme la nomme finement Bonnefoy, pressentie et préservée dans son saisissement, avant son figement hivernal et funèbre. Et dont le poème recueille « l’épiphanie de cet indéfait se dérobant sous le langage » (Bonnefoy 27). Sous les coups du « bélier infatigable et lourd » le poème « tient » le choc, et la note, celle de la basse continue, est également « tenue » sur le temps long. Dans un poème, « c’est cette consonance durable que nous recherchons » (Doumet 78).
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Flèche
Stasis in darkness.
Then the substanceless blue
Pour of tor and distances.
God’s lioness,
How one we grow,
Pivot of heels and knees!—The furrow
Splits and passes, sister to
The brown arc
Of the neck I cannot catch,
Nigger-eye
Berries cast dark
Hooks—
Black sweet blood mouthfuls,
Shadows.
Something else
Hauls me through air—
Thighs, hair;
Flakes from my heels.
White
Godiva, I unpeel—
Dead hands, dead stringencies.
And now I
Foam to wheat, a glitter of seas.
The child’s cry
Melts in the wall.
And I
Am the arrow,
The dew that flies
Suicidal, at one with the drive
Into the red
Eye, the cauldron of morning.
Sylvia Plath
Un moment de stase dans l'obscurité.
Puis l'irréel écoulement bleu
Des rochers, des horizons.
Lionne de Dieu,
Nous ne faisons plus qu'un,
Pivot de talons, de genoux! — Le sillon
S'ouvre et va, frère
De l'arc brun de cette nuque
Que je ne peux saisir,
Yeux nègres
Les mûres jettent leurs obscurs
Hameçons —
Gorgées de doux sang noir —
Leurs ombres.
C'est autre chose
Qui m'entraîne fendre l'air —
Cuisses, chevelure ;
Jaillit de mes talons.
Lumineuse
Godiva, je me dépouille —
Mains mortes, mortelle austérité.
Je deviens
L'écume des blés, un miroitement des vagues.
Le cri de l'enfant
Se fond dans le mur.
Et je
Suis la flèche,
La rosée suicidaire accordée
Comme un seul qui se lance et fonce
Sur cet œil
Rouge, le chaudron de l'aurore.
Traduit par Valérie Rouzeau
Vertigineuse vitesse du poème, souvent inversement proportionnelle à la lenteur de sa composition, plus laborieuse qu’il y paraît. Fulgurance, court-circuitant les transitions, brûlant les étapes, tournant le dos aux preuves et à la démonstration. Une force qui va, celle de l’étalon blanc que Sylvia montait dans le Devon, l’été de ses trente ans, à bride abattue et au triple galop. Le poème et la cavalière ne font plus qu’un avec la bête, en même temps qu’ils font corps avec la langue. Poème-animal, chevauché par une figure hybride, greffe chimérique formée par le couple Plath-Ariel, croisement entre Shakespeare et l’Amérique. Telle une flèche lancée vers la cible qu’est l’œil-chaudron, la catachrèse met dans le mille de la cible dernière qu’est la tombe. A tombeau ouvert, sur sa lancée suicidaire, le poème déborde aujourd’hui de l’énergie qui emportera Plath demain. Energie de création libérée par la petite secousse qu’y ménage presque chaque mot. « Secousse faite d’abord de surprise ; puis, aussitôt après, de l’évidence d’une justesse que le mot juste n’aurait pas eue […] Ainsi entraîne le poème (torsion, pliage, appuis divers…) vers un autre ordre de la justesse » (Doumet 54). Poème « troué » (Michaux) en forme d’appel d’air, d’arrachement à la stase matinale, cultivant le dépouillement, l’évidemment, l’espacement (qui n’est pas « distanciation ») jusqu’au dénuement. La vérité se tient dans le passage, le transport, l’un et l’autre forcément amoureux. « La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant », affirmait Rimbaud. Poésie et aurore.
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Main
This living hand, now warm and capable
Of earnest grasping, would, if it were cold
And in the icy silence of the tomb,
So haunt thy days and chill thy dreaming nights
That thou wouldst wish thine own heart dry of blood
So in my veins red life might stream again,
And thou be conscience-calmed—see here it is—
I hold it towards you.
John Keats
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Cette main vivante, à présent chaude et capable
D’ardentes étreintes, si elle était froide
Et plongée dans le silence glacé de la tombe,
Elle hanterait tes journées, refroidirait tes nuits passées à rêver
Tant et tant que tu voudrais voir ton propre cœur s’assécher de son sang
Pour que dans mes veines coule à nouveau le rouge de la vie,
Et que le calme revienne dans ta conscience – regarde, la voici –
Je la tends vers toi.
Traduit par Marc Porée
Ayant fait pression sur celle/celui à qui le poème s’adresse, la main se tend par-delà les distances appelées à croître de jour en en jour, au mépris des gestes-barrière. Main blasonnée, à valeur de synecdoque (la partie pour le tout), qu’on peut prendre et serrer, sans risquer la contamination. Main « prolongée » (par la mémoire du poème appris par cœur, ainsi que le dirait Derrida) dans laquelle se lit, dans la traduction française du moins, l’hésitation entre le sens et le son, entre « vers », préposition (Towards) et « vers » substantif (le vers). Versus, le sillon : à la fin, au bout du champ qu’est le poème, le soc du dernier vers ne revient plus sur lui-même, ne va plus à la ligne. A nous d’aller à sa rencontre, au devant de lui, dans le blanc qui s’ouvre. En vers et contre tout virus. A sa manière, Paul Celan ne disait pas autre chose : « Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes. Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème.» (lettre de Paul Celan à Hans Bender, 18 mai 1960).
Extrapolons une dernière fois. La main tendue, tout comme celle de Sylvia Plath retenant à peine le cheval fougueux, est de celles qui se mêlent de « remailler » : « Tout est toujours à remailler du monde. / Le paradis est épars, je le sais, / C'est la tâche terrestre d'en reconnaître / Les fleurs disséminées dans l'herbe pauvre, / Mais l’ange a disparu… » pour le dire avec les vers du poème « L’Adieu » d’Yves Bonnefoy. Elles ne sont pas évoquer d’autres mains, salariées celles-là, pareillement tendues vers nous, et que le cliché journalistique des « petites mains » s’efforce de désigner, plutôt mal que bien du reste. Si le poème a du sens, c’est en tant qu’il rompt avec la langue de bois, le stéréotype, sous lequel disparaît la personne, déjà invisible en temps ordinaire. Aussi est-ce en leur dédiant un texte poétique que le journaliste de la BBC Clive Myrie, dont l’engagement citoyen est bien connu, a récemment rendu hommage aux caissières et caissiers, éboueurs, livreurs, aides-soignant(e)s, et on en oublie, qui se dévouent pour faire tourner l’économie et assurer l’interface avec les clients et usagers que nous sommes, parfois au péril de leur vie.
Ce poème n’est pas le premier poème venu (si tant est qu’il en existe de cette catégorie). C’est le célèbre début d’Endymion, néoplatonicien presque de part en part, composé par le même John Keats : « A thing of beauty is a joy for ever » / « Une chose de beauté est une chose éternelle ; / Son charme s’accroît, jamais elle ne / Rentrera dans le néant. » (traduit par Paul Gallimard). Jamais ces vers n’avaient été situés dans un tel contexte socio-politique et sanitaire. Peu académique, mais qui s’en soucie ? Pour le coup, jamais la poésie n’a jamais été aussi près d’atteindre sa cible : « le signe du poème accompli est la joie, même lorsqu’il évoque un endroit déshérité, une situation douloureuse, des êtres meurtris ; non pas la simple satisfaction d’une réussite artisanale, mais la joie plus profonde qu’un nouvel être vivant soit venu au monde, sous les espèces symboliques du langage. Le songe en poésie accroît la réalité. » (Lemaire 42).
Pas de politique du vivant, sans poésie. Nul « Revivre » sans vers. Ne l’oublions pas dans nos résolutions d’aujourd’hui et de demain.
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(1) Voir le poème « Since You Ask », qu’on renonce à traduire ici en raison de son emballement lexical, et qu’on trouvera sur le site de Manchester University, “Write Where We are Now”.
(2) Sur une proposition de son directeur Emmanuel Demarcy-Mota.
(3) « Les notes défont la manière pour laisser mieux apparaître. Notes sur… : noter, c’est redistribuer autrement les énergies ; c’est noyer l’objet (ici, poème), et avec lui, le regard fasciné qu’il provoque ; mais pour mieux faire émerger ce qui le constitue comme objet : sa genèse, ses traits, ses manières – toute une lucidité. C’est accompagner les puissances, sans tomber dans la fascination. » (Doumet 12).
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À propos de Marc Porée Ancien élève de l'ENS (1975), Marc Porée, est agrégé d’anglais (1978), docteur de 3e cycle (1984), habilité à diriger des recherches (1996) et professeur de littérature anglaise au département Littératures et langages, dont il a été le directeur de 2013 à 2020. Ses recherches portent sur le romantisme, la poésie anglaise (XIXe-XXIe), la fiction britannique contemporaine, le roman indo-anglais, l’anglicité. |
Bibliographie
- Arasse, Daniel. On n’y voit rien, Descriptions, Folio Essais, Gallimard, 2003.
- Bonnefoy, Yves. L’Alliance de la poésie et de la musique. Galilée, 2007.
- Deguy, Michel. La poésie n’est pas seule. Court traité de poétique, Seuil, 1987.
- Derrida, Jacques, “Che cos’ è la poesia”, 11 novembre 1988
-- Mémoires d’aveugle, L’auto-portrait et autres ruines, Réunion des Musées nationaux, 1990. - Doumet, Christian. Poète, mœurs et confins. Champ Vallon, 2004.
- Duffy, Carol Ann Duff. Write Where We Are Now, Manchester University.
- Lemaire, Jean-Pierre. Marcher dans la neige Un parcours en poésie, Bayard, 2008.
- Savinel, Christine. Emily Dickinson et la grammaire du secret, Presses Universitaire de Lyon, 1993.
- Worms, Frédéric. La Philosophie en France au XXe siècle. Moments, Folio essais, Gallimard, 2009.
-- Revivre, Eprouver nos blessures et nos ressources, Flammarion, 2012.