Des découvertes clés dans le mécanisme de transport des protons dans l’eau grâce à des simulations par IA

Des recherches publiées dans Nature Chemistry

Créé le
24 octobre 2024
En utilisant des simulations moléculaires associées à l’intelligence artificielle, une équipe internationale de chercheurs du département de chimie de l’ENS-PSL, de Sorbonne Université et du CNRS, et de l’Université du Kansas a fait des découvertes-clés sur la manière dont les protons se déplacent dans l’eau, apportant des réponses à des questions restées en suspens depuis longtemps dans ce domaine. Ces résultats ont été publiés le 20 août 2024 dans le journal Nature Chemistry.
Deux des co-auteurs de l’article, Damien Laage, directeur de recherche et professeur attaché, et Axel Gomez, doctorant, tous deux au département de chimie de l’École normale supérieure, reviennent en détail sur la genèse et les enjeux d’une telle découverte.
Damien Laage et Axel Gomez
Damien Laage et Axel Gomez

En bref :
●    Le mouvement des protons — des atomes d’hydrogène chargés positivement — régit la conductivité de l’eau et joue un rôle essentiel dans la production d’énergie, aussi bien dans nos cellules que dans les piles à combustible.
●    Depuis des décennies, les scientifiques savent que les protons se déplacent exceptionnellement rapidement en étant transférés entre molécules d’eau.
●    Des expériences récentes avec des impulsions laser ultrarapides ont remis en cause le modèle traditionnel décrivant ce mécanisme. Des questions cruciales sur la structure des protons et leur diffusion restaient ainsi irrésolues.
●    Pour y répondre, des chercheurs de l’ENS-PSL, du CNRS, et de l’Université du Kansas ont utilisé des simulations moléculaires novatrices exploitant l’apprentissage automatique.
●    Leurs découvertes révèlent que le mécanisme de transport des protons est plus complexe qu’on ne le pensait auparavant et est contrôlé par un enchaînement de mouvements des molécules d’eau.
●    Cette nouvelle compréhension permet de suggérer de nouveaux moyens pour contrôler le transport des protons dans divers systèmes.

Dans votre article récemment publié dans la revue Nature Chemistry, vous étudiez le mécanisme du mouvement des protons, dont le modèle traditionnel a été remis en cause par de précédentes expériences. Que montraient ces études ? Quelles nouvelles questions soulevaient-elles ?

Damien Laage : Les protons dans l’eau sont responsables de l’acidité, et ils ont la particularité de se déplacer beaucoup plus vite que les autres ions, car ils « sautent » d’une molécule d’eau à une autre. On peut faire une analogie avec le basket, où on peut faire avancer le ballon en dribblant ou en faisant une passe (voir Fig. 2). Ici, la question est de savoir quand on peut faire la passe à une autre molécule d’eau. Récemment, des expériences de spectroscopie ultrarapide ont révélé qu’une espèce prévue comme instable dans le mécanisme traditionnel avait en fait une longue durée de vie. Cela remet en question tout le mécanisme de transfert de protons qui était jusqu’alors admis par la communauté.

Que montrent les résultats de vos travaux et que peut-on en conclure ?

Damien Laage : Nos simulations montrent que plusieurs étapes sont nécessaires pour que le proton saute d’une molécule d’eau à une autre. Si on poursuit l’analogie du basket, pour faire une passe il faut d’abord trouver un coéquipier démarqué, puis le joueur et son coéquipier enchaînent des séries de passes, jusqu’à ce que l’un des deux soit de nouveau couvert par un défenseur. Dans l’eau, ce sont les liaisons hydrogènes qui jouent le rôle des défenseurs. Ce mécanisme est favorable car il enchaîne plusieurs étapes faciles plutôt qu’une seule étape coûteuse. Et il permet d’expliquer les expériences récentes de spectroscopie !

Protons

                                     Fig 1.                                                                                                                             Fig 2.

Fig 1. Instantané issu des simulations et montrant une molécule d’eau portant un proton en excès (H3O+) avec ses molécules voisines. (H2O). (Les atomes d’oxygène, O, sont représentés en rouge, les atomes d’hydrogènes, H, en blanc).
Fig 2. Schémas des deux voies de diffusion pour le proton : à gauche, véhiculaire où le proton se déplace avec la molécule d’eau qui le porte, et à droite par saut entre molécules voisines.
 

Vous avez utilisé un mode opératoire inédit pour mener ces recherches. En quoi consiste-t-il et quels ont été les principaux défis ?

Axel Gomez : Simuler la diffusion d’un proton dans l’eau nécessite des calculs très coûteux car il faut décrire la nature doublement quantique de ce système : à la fois pour les électrons qui se réarrangent quand le proton rompt et forme des liaisons lors d’un saut, et pour les noyaux d’hydrogène qui sont tellement légers qu’ils doivent traités par la mécanique quantique et non la mécanique classique. Simuler de longues trajectoires était donc jusqu’à présent inaccessible.

En quoi l’utilisation de l’IA a-t-elle été primordiale - et novatrice dans cette étude ?

Axel Gomez : L’intelligence artificielle bouleverse ce domaine car on peut maintenant entraîner des réseaux de neurones capables de reproduire ces calculs plus de 10 000 fois plus vite. Ce que nous avons fait en quelques mois aurait nécessité plusieurs milliers d’années avant l’IA. Mais les calculs ne suffisent pas, il faut les analyser, et cette compréhension chimique a été la partie la plus importante du travail.

Plus largement, quelle est aujourd’hui la place de l’IA dans vos travaux et dans la recherche en chimie en
général ?


Damien Laage : Le groupe de chimie théorique utilise l’IA pour différentes tâches : accélérer des calculs quantiques comme dans notre étude, mais aussi prédire quelles structures moléculaires auront des propriétés particulières ou élucider les mécanismes de réaction complexes. De façon générale en chimie et dans les domaines voisins, l’IA apporte une révolution, par exemple en pouvant prédire en quelques secondes la structure tridimensionnelle de protéines sans avoir besoin de les cristalliser, ou en guidant la synthèse de matériaux aux propriétés sur mesure.

Quelles vont être les prochaines étapes de vos recherches ?

Axel Gomez : Les réactions de transferts de protons sont omniprésentes aussi bien en chimie atmosphérique que pour la production d’énergie, dans nos cellules et dans les piles à combustible. Maintenant que nous avons identifié ce qui gouverne le transport de protons à l’échelle moléculaire, nous allons pouvoir étendre nos recherches à toute cette gamme de systèmes pour comprendre et guider ces flux de protons.

À propos de Damien Laage

« L’ENS - PSL occupe une place importante dans mon parcours. C’est lorsque j’étais étudiant à l’École normale aux départements de chimie et de physique que j’ai eu envie d’appliquer les outils de la physique à l’étude des molécules. » Damien Laage réalise donc une thèse en chimie théorique entre l’École normale supérieure et l'Université du Colorado.
« Quand j’étais étudiant, j’ai été frappé de voir qu’on pouvait suivre une réaction chimique en temps réel grâce à des impulsions laser ultra brèves », explique Damien Laage. « Et comprendre les mécanismes de ces réactions me passionne toujours. Une part importante de la chimie consiste à fabriquer, synthétiser des nouvelles molécules », ajoute-t-il. « De mon côté, c’est davantage la sociologie des molécules qui m’intrigue : à l’échelle des atomes, les lois physiques sont bien connues, mais quand on passe aux réactions entre molécules apparaissent une complexité et une richesse magnifiques. »
Après un postdoctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich, en Suisse, il obtient un poste au CNRS dans le laboratoire PASTEUR à l’École normale supérieure. Il y est aujourd’hui directeur de recherche CNRS, professeur attaché à l’ENS et responsable du pôle de chimie théorique. « L’École normale est un environnement scientifique unique au cœur de Paris, qui me donne l’opportunité de discuter avec des collègues passionnants », témoigne le chercheur. « Mais rien de tout cela ne pourrait remplacer les étudiants exceptionnels qui font la richesse de l’ENS. C’est un plaisir pour moi de travailler avec eux au quotidien et de leur faire cours. »
Et à celles et ceux qui souhaiteraient poursuivre dans la recherche, qu’ils soient étudiants à l’École normale supérieure ou non, Damien Laage leur partage quelques conseils qu’il a lui-même reçus. « D’abord, il faut savoir poser la bonne question, ce qui est sûrement l’étape la plus difficile d’un projet de recherche », estime-t-il. « Ensuite, rencontrez, discutez, échangez : c’est toujours passionnant et c’est souvent par le regard des autres qu’on trouve ses meilleures idées. »
 

À propos d’Axel Gomez

« Dès la classe préparatoire, j’ai voulu comprendre le fonctionnement de la matière à l’échelle atomique : comprendre comment se passent les réactions chimiques, les interactions entre molécules. » Après deux ans en section BCPST (biologie, chimie, physique et sciences de la terre) au lycée Sainte-Geneviève à Versailles, Axel Gomez intègre l’ENS-PSL en 2017, au sein du département de chimie. « Cela m'a permis de découvrir la chimie théorique, domaine dans lequel je m’épanouis actuellement », explique-t-il. Plusieurs stages au cours de son cursus le confortent dans son choix de poursuivre vers de la recherche en chimie théorique. « C’est une voie professionnelle qui permet d’apprendre continuellement et de satisfaire ma curiosité », justifie-t-il.
Il effectue donc son doctorat au département de chimie de l’ENS, encadré par Damien Laage. C’est dans le cadre de sa thèse, qu’il soutient en juillet 2024, que s’inscrivent ces travaux publiés dans Nature Chemistry, sur le transport d’un proton dans l’eau. « Mon environnement de travail à l’École normale supérieure est particulièrement dynamique et stimulant », indique Axel Gomez. « Cela a été très agréable d’y étudier puis d’y faire ma thèse », ajoute-t-il. « Les opportunités très fréquentes d’interaction entre chercheurs et les étudiants rendent l’expérience de la recherche – mais aussi des études – à l’ENS-PSL très enrichissante. » Axel Gomez est désormais sur le point de partir comme chercheur post-doctorant à l’université de Princeton. « Il est essentiel de faire preuve de beaucoup de curiosité pour faire de la recherche », estime-t-il. « Il faut également une grande patience et de la résilience : c’est une activité qui prend beaucoup de temps et généralement faite de nombreux essais et d’erreurs. »

Bibliographie

Neural-network-based molecular dynamics simulations reveal that proton transport in water is doubly gated by sequential hydrogen-bond exchange, par Axel Gomez (1), Ward H. Thompson (2) et Damien Laage (1), Nature Chemistry, le 20 août 2024

(1)    PASTEUR, département de chimie, École normale supérieure, Université PSL, Sorbonne Université, CNRS, Paris, France
(2)    Département de chimie, University of Kansas, Lawrence, KS, USA