Des découvertes clés dans le mécanisme de transport des protons dans l’eau grâce à des simulations par IA
Des recherches publiées dans Nature Chemistry
En utilisant des simulations moléculaires associées à l’intelligence artificielle, une équipe internationale de chercheurs du département de chimie de l’ENS-PSL, de Sorbonne Université et du CNRS, et de l’Université du Kansas a fait des découvertes-clés sur la manière dont les protons se déplacent dans l’eau, apportant des réponses à des questions restées en suspens depuis longtemps dans ce domaine. Ces résultats ont été publiés le 20 août 2024 dans le journal Nature Chemistry.
Deux des co-auteurs de l’article, Damien Laage, directeur de recherche et professeur attaché, et Axel Gomez, doctorant, tous deux au département de chimie de l’École normale supérieure, reviennent en détail sur la genèse et les enjeux d’une telle découverte.
En bref : |
Dans votre article récemment publié dans la revue Nature Chemistry, vous étudiez le mécanisme du mouvement des protons, dont le modèle traditionnel a été remis en cause par de précédentes expériences. Que montraient ces études ? Quelles nouvelles questions soulevaient-elles ?
Damien Laage : Les protons dans l’eau sont responsables de l’acidité, et ils ont la particularité de se déplacer beaucoup plus vite que les autres ions, car ils « sautent » d’une molécule d’eau à une autre. On peut faire une analogie avec le basket, où on peut faire avancer le ballon en dribblant ou en faisant une passe (voir Fig. 2). Ici, la question est de savoir quand on peut faire la passe à une autre molécule d’eau. Récemment, des expériences de spectroscopie ultrarapide ont révélé qu’une espèce prévue comme instable dans le mécanisme traditionnel avait en fait une longue durée de vie. Cela remet en question tout le mécanisme de transfert de protons qui était jusqu’alors admis par la communauté.
Que montrent les résultats de vos travaux et que peut-on en conclure ?
Damien Laage : Nos simulations montrent que plusieurs étapes sont nécessaires pour que le proton saute d’une molécule d’eau à une autre. Si on poursuit l’analogie du basket, pour faire une passe il faut d’abord trouver un coéquipier démarqué, puis le joueur et son coéquipier enchaînent des séries de passes, jusqu’à ce que l’un des deux soit de nouveau couvert par un défenseur. Dans l’eau, ce sont les liaisons hydrogènes qui jouent le rôle des défenseurs. Ce mécanisme est favorable car il enchaîne plusieurs étapes faciles plutôt qu’une seule étape coûteuse. Et il permet d’expliquer les expériences récentes de spectroscopie !
Fig 1. Fig 2.
Fig 1. Instantané issu des simulations et montrant une molécule d’eau portant un proton en excès (H3O+) avec ses molécules voisines. (H2O). (Les atomes d’oxygène, O, sont représentés en rouge, les atomes d’hydrogènes, H, en blanc).
Fig 2. Schémas des deux voies de diffusion pour le proton : à gauche, véhiculaire où le proton se déplace avec la molécule d’eau qui le porte, et à droite par saut entre molécules voisines.
Vous avez utilisé un mode opératoire inédit pour mener ces recherches. En quoi consiste-t-il et quels ont été les principaux défis ?
Axel Gomez : Simuler la diffusion d’un proton dans l’eau nécessite des calculs très coûteux car il faut décrire la nature doublement quantique de ce système : à la fois pour les électrons qui se réarrangent quand le proton rompt et forme des liaisons lors d’un saut, et pour les noyaux d’hydrogène qui sont tellement légers qu’ils doivent traités par la mécanique quantique et non la mécanique classique. Simuler de longues trajectoires était donc jusqu’à présent inaccessible.
En quoi l’utilisation de l’IA a-t-elle été primordiale - et novatrice dans cette étude ?
Axel Gomez : L’intelligence artificielle bouleverse ce domaine car on peut maintenant entraîner des réseaux de neurones capables de reproduire ces calculs plus de 10 000 fois plus vite. Ce que nous avons fait en quelques mois aurait nécessité plusieurs milliers d’années avant l’IA. Mais les calculs ne suffisent pas, il faut les analyser, et cette compréhension chimique a été la partie la plus importante du travail.
Plus largement, quelle est aujourd’hui la place de l’IA dans vos travaux et dans la recherche en chimie en
général ?
Damien Laage : Le groupe de chimie théorique utilise l’IA pour différentes tâches : accélérer des calculs quantiques comme dans notre étude, mais aussi prédire quelles structures moléculaires auront des propriétés particulières ou élucider les mécanismes de réaction complexes. De façon générale en chimie et dans les domaines voisins, l’IA apporte une révolution, par exemple en pouvant prédire en quelques secondes la structure tridimensionnelle de protéines sans avoir besoin de les cristalliser, ou en guidant la synthèse de matériaux aux propriétés sur mesure.
Quelles vont être les prochaines étapes de vos recherches ?
Axel Gomez : Les réactions de transferts de protons sont omniprésentes aussi bien en chimie atmosphérique que pour la production d’énergie, dans nos cellules et dans les piles à combustible. Maintenant que nous avons identifié ce qui gouverne le transport de protons à l’échelle moléculaire, nous allons pouvoir étendre nos recherches à toute cette gamme de systèmes pour comprendre et guider ces flux de protons.
À propos de Damien Laage « L’ENS - PSL occupe une place importante dans mon parcours. C’est lorsque j’étais étudiant à l’École normale aux départements de chimie et de physique que j’ai eu envie d’appliquer les outils de la physique à l’étude des molécules. » Damien Laage réalise donc une thèse en chimie théorique entre l’École normale supérieure et l'Université du Colorado. À propos d’Axel Gomez « Dès la classe préparatoire, j’ai voulu comprendre le fonctionnement de la matière à l’échelle atomique : comprendre comment se passent les réactions chimiques, les interactions entre molécules. » Après deux ans en section BCPST (biologie, chimie, physique et sciences de la terre) au lycée Sainte-Geneviève à Versailles, Axel Gomez intègre l’ENS-PSL en 2017, au sein du département de chimie. « Cela m'a permis de découvrir la chimie théorique, domaine dans lequel je m’épanouis actuellement », explique-t-il. Plusieurs stages au cours de son cursus le confortent dans son choix de poursuivre vers de la recherche en chimie théorique. « C’est une voie professionnelle qui permet d’apprendre continuellement et de satisfaire ma curiosité », justifie-t-il. |
Bibliographie
Neural-network-based molecular dynamics simulations reveal that proton transport in water is doubly gated by sequential hydrogen-bond exchange, par Axel Gomez (1), Ward H. Thompson (2) et Damien Laage (1), Nature Chemistry, le 20 août 2024
(1) PASTEUR, département de chimie, École normale supérieure, Université PSL, Sorbonne Université, CNRS, Paris, France
(2) Département de chimie, University of Kansas, Lawrence, KS, USA